Selon le quotidien britannique The Guardian, le nombre de sans-abri à Londres aurait augmenté de 23%, avec 4,389 personnes dormant dans les rues en 2023. Cette montée de la pauvreté et de l’exclusion suscite des inquiétudes, mais une organisation caritative se distingue en continuant à lutter contre ce fléau : Emmaüs. En effet, depuis 1991, l’association, créée en France en 1954 après le discours fondateur de l’abbé Pierre, s’est implantée au Royaume-Uni et a aidé depuis de nombreux compagnons.
En 1991, dans sa lutte contre la pauvreté et l’exclusion, Selwyn, un entrepreneur de Cambridge, se lance dans la philanthropie. En explorant diverses idées, il se rappelle immédiatement d’Emmaüs, une association française dans laquelle il avait travaillé 30 ans auparavant lors d’un voyage linguistique. Il envisage d’adapter le modèle d’Emmaüs, ne s’agissant pas simplement d’une aide ponctuelle. Le concept de l’association consiste à offrir un logement au sein d’une communauté tout en favorisant la réintégration sociale par le travail. Ainsi, les communautés Emmaüs fonctionnent principalement sur la base de la récupération d’objets et du réemploi des sans-abri.
Pour aider Selwyn à établir sa première communauté, l’abbé Pierre lui apporte son soutien financier. Une fois les fonds initiaux remboursés, il l’encourage à les réinvestir pour créer une seconde communauté à Coventry et Warwickshire. Depuis lors, Emmaüs Royaume-Uni est devenu le principal mouvement international en dehors de la France, avec plus de 850 compagnons vivant au sein de 30 communautés, de Glasgow à Douvres.
“Quand je raconte mon histoire, je veux que les personnes comprennent que cela peut arriver à n’importe qui, il suffit d’un changement de circonstances dans une vie et tout peut basculer. Nous sommes des personnes normales”, explique Liam. Comme son ami Graeme, le Britannique est un des compagnons d’Emmaüs Brighton & Hove. Liam est devenu sans-abri après avoir perdu sa femme, tandis que Graeme a connu cette situation après que sa partenaire l’a quitté et a vidé son compte en banque.
Tous les deux, entrés respectivement dans l’association depuis 5 et 20 ans, n’avaient jamais entendu parler d’Emmaüs avant d’avoir besoin d’aide, ce qui est plutôt courant dans la communauté, selon leur témoignage. “Au début des années 2000, alors que j’étais toujours sans-abri, j’ai décidé de me rendre à l’église pour Noël. C’est à ce moment que j’ai appris qu’elle accueillait des gens dans le besoin pour les sortir de la rue. C’est ainsi que j’ai découvert Emmaüs pour la première fois. Je n’avais aucune idée avant de ce que c’était”, relate Graeme. Le hasard a également joué un rôle dans la découverte de l’association par Liam. “Un jour, je suis tombé sur mon beau-frère qui m’a conduit à mes sœurs. Elles m’ont laissé prendre un bain et m’ont guidé vers la mairie. J’y suis allé en pensant qu’ils ne feraient rien pour moi mais ils m’ont surpris en me demandant si j’avais déjà entendu parlé d’Emmaüs. Après m’avoir expliqué le fonctionnement de l’association, ils ont programmé un entretien et deux jours plus tard j’ai emménagé.”
Brighton & Hove constitue la plus vaste communauté d’Emmaüs au Royaume-Uni, comptant sept structures principales : un superstore proposant des articles d’occasion, un café, une serre, une boutique de meubles, une boutique vintage, ainsi qu’un magasin de vêtements et accessoires de seconde main. Cette communauté peut accueillir jusqu’à 60 compagnons.
“En tant que sans-abri, le simple fait d’avoir un endroit où aller et qui me fasse lever le matin a eu une importance sans précédent. J’avais besoin d’une raison d’être et Emmaüs me l’a offert”, estime Liam. Aujourd’hui, il travaille au superstore, un emploi qu’il n’avait jamais occupé auparavant et qu’il apprécie énormément. Le travail joue également un rôle central dans la sociabilisation. Comme l’explique le Britannique, “les clients me disent souvent qu’ils aiment venir au supermarché d’Emmaüs pour le lien social, pour pouvoir échanger avec les employés. On forme une famille.”
En plus de fournir un emploi, l’association contribue à changer les perceptions sur les personnes sans domicile fixe. “Les gens ont souvent des préjugés sur les sans-abri, les voyant comme des alcooliques ou des toxicomanes, alors que nous sommes simplement des individus ordinaires cherchant à tisser des liens avec les autres“, juge Liam. La réintégration va même au-delà du travail : Emmaüs lui a par exemple offert du matériel de marche pour qu’il puisse pratiquer sa passion.
Bien que l’association soit à l’origine française, cela n’a pas un impact majeur sur son fonctionnement au Royaume-Uni, selon Graeme. Certes toutes les communautés suivent la philosophie de l’abbé Pierre mais elles sont toutes plus ou moins autonomes et adaptent leur fonctionnement selon leur contexte géographique.
Cependant, l’aspect international d’Emmaüs présente un avantage pour les compagnons : cela leur permet de voyager, voire de s’expatrier au sein des différentes communautés. Petit bémol cependant depuis le Brexit, puisque les compagnons peuvent seulement passer six mois dans un autre pays comme l’Allemagne, la France ou la Grèce, avant de devoir retourner au Royaume-Uni et attendre de nouveau six mois avant de demander un nouveau transfert.
Le modèle britannique, bien qu’indépendant, reste fidèle à ses racines françaises et célèbre cette année les 70 ans du célèbre discours de l’abbé Pierre, dans lequel le prêtre avait appelé à une “insurrection de la bonté” et à la lutte contre la pauvreté. Pour commémorer cet anniversaire, Emmaüs International a lancé une vaste campagne de collecte de fonds intitulée #BeMoreKind. Le Royaume-Uni s’est particulièrement distingué en organisant, le 1er février dernier, une action symbolique pour collecter des fonds.
À Brighton, les compagnons ont placé des tentes à l’extérieur, bien que personne n’y ait dormi. Il s’agissait d’une mise en scène pour attirer l’attention et inciter les gens à s’interroger. En arrière-plan, le discours de l’abbé Pierre en français a été diffusé pour renforcer le message. L’action a ensuite été expliquée aux passants, qui ont été invités à écrire des actes de gentillesse et de bonté qu’ils pourraient accomplir.
Parallèlement, la communauté poursuit son travail de sensibilisation habituel auprès du grand public. Graeme souligne d’ailleurs un changement dans les mentalités. “Autrefois, les gens voulaient simplement éviter le sujet des sans-abri, mais aujourd’hui, on me demande souvent comment aider.” Le compagnon britannique insiste sur l’importance de la communication, soulignant qu’il n’y a rien de pire que d’être ignoré. Il encourage également à demander aux personnes en difficulté ce qu’elles souhaitent, plutôt que de supposer leurs besoins.
Ce changement de mentalité a été récemment marqué au Royaume-Uni par l’abrogation en 2022 du Vagrancy Act, qui criminalisait la condition des sans-abri depuis plus de 200 ans. Même si le sujet est à nouveau sur la table, puisque le Premier ministre britannique souhaite donner un pouvoir à la police afin de verbaliser et déloger les personnes sans domicile fixe. Un projet de loi très controversé et qui ne fait l’unanimité même dans son camp politique.
Pour soutenir spécifiquement Emmaüs, il est possible de faire des dons d’argent ou d’objets, de devenir bénévole, ou simplement de visiter une communauté pour échanger et sensibiliser les autres à cette association. Comme le rappellent Graeme et Liam, “sans solidarité, il n’y a pas d’Emmaüs”.