Derrière le projet unique de Labroke Hall, qui réunit entre autres une galerie d’art, un restaurant gastronomique, une salle de concert – qui accueillera d’ailleurs jeudi 27 mars le chanteur Vincent Delerme -, des espaces à louer ou encore un jardin exotique… : Loïc Le Gaillard et Julien Lombrail.
Les deux Français, amis depuis toujours, décident il y a plus de vingt ans de “réinventer le positionnement du design dans l’industrie de l’art”. Autrement dit, explique Loïc Le Gaillard, donner à se concentrer sur la forme plutôt que la fonction, s’intéresser davantage au message qu’une pièce pourrait exprimer plutôt qu’à sa fonctionnalité, “parce que je reste persuadé que personne n’a besoin de moi pour mettre sur le marché une nouvelle table ou chaise”.
Le Français s’est installé à Londres il y a 32 ans pour finir ses études d’école de commerce, avant de vivre une courte vie de “saltimbanque”. “Au lieu de commencer ma carrière dans la finance, j’ai fait de la musique dans le métro”. Avec son saxophone, il rythme, pendant un an, les allées et venues des usagers au son de la bossa nova. Et puis, coup du destin, alors que le chef d’une entreprise cosmétique cherche un livreur – Loïc Le Gaillard avait un scooter – pour distribuer des échantillons de produits, l’énergie du jeune homme tape dans l’œil du patron. “Il m’a proposé de le rejoindre dans son business”. Le voici donc assistant marketing avec pour mission de développer des produits cosmétiques de marques pour la grande distribution, comme Sainsbury’s, Tesco, Asda, Boots ou encore Superdrug.
Cette expérience lui résussit plutôt bien, et il finit même par racheter l’entreprise au bout de cinq ans afin de la développer puis de la revendre. A 34 ans, il se cherche donc un nouveau challenge. Lui vient alors l’idée de créer un concept autour du lieu qui abritait son entreprise, un ancien atelier de charpenterie reconverti, sur King’s Road. Le passionné d’art contemporain demande à sa famille, déjà dans le domaine, de lui prêter quelques pièces à exposer dans ce qui va devenir sa galerie, qui prendra le nom de Carpenters Workshop Gallery. Profitant de son réseau, il organise alors sa toute première exposition. “Le soir même, j’avais tout vendu”.
Loïc Le Gaillard a trouvé sa voie. “Du jour au lendemain, je m’étais auto-proclamé marchand d’art. Je suis passé du métro au shampoing puis à l’art”, rit-il. Entre-temps, il avait même monté un barbershop sur King’s Road, premier concept du “grooming for men”. Mais le Français est avant tout motivé par l’art, il continue d’ailleurs d’organiser des expositions de tableaux et de photos, jusqu’à ce qu’il échange, un an plus tard, avec Julien Lombraille, qui avait un projet similaire. “On s’est rendu compte très rapidement qu’on avait la même vision. Je sortais d’un projet entrepreneurial dans lequel j’étais seul. J’étais très content de me relancer dans une aventure avec quelqu’un avec qui j’aurai la chance de pouvoir partager les joies et les échecs de l’entrepreneuriat”.
Alignés sur leurs ambitions, leur perception artistique et leur projet, ils se lancent ainsi en duo dans l’aventure, avec cette envie de se distinguer des autres galeries. Après Chelsea, c’est à Mayfair, sur Albemarle Street, que Carpenters Workshop Gallery déménage. “On avait pignon sur rue, on était vraiment au milieu de la mêlée, et notre projet s’est relativement vite développé”. Aujourd’hui, les associés comptent quatre galeries – Londres, Paris, New York et Los Angeles -, une équipe de 140 personnes et une quarantaine de collaborations avec des artistes importants venant “à la fois d’un héritage purement design, d’autres de l’architecture ou de la mode”, comme Karl Lagerfeld Virgil Abloh – tous deux décédés -, ou encore Rick Owens. Tous les objets présentés sont des pièces uniques, exclusives ou en édition ultra limitée. “Comme on a plutôt fait du bon travail depuis vingt ans, on a des œuvres et des artistes qui sont devenus ‘blue chip’ (de premier plan, ndlr) sur le marché”.
A Londres, la galerie déménage il y a un an à Ladbroke Hall, l’espace à Mayfair devenant trop petit. Après sa première visite du lieu, bâtiment classé datant de 1903 et qui accueillait l’ancienne usine britannique de la Sunbeam Talbot Motor Company, Loïc Le Gaillard a un “coup de foudre”. “J’ai vu l’espace et je me suis projeté avec mes désirs et mes fantasmes de toujours. C’est-à-dire que je voulais avoir un lieu accueillant à la fois une galerie, un restaurant et un jazz club, tout en créant un espace communautaire où des personnes avec des appétits similaires pourraient se retrouver. Je rêvais aussi d’un endroit où les idées et la bienveillance seraient au centre du projet plutôt que l’argent ou un carnet d’adresses”. Parce que Loïc Le Gaillard n’en oublie pas les galères de ses débuts à Londres. “Comme tous les jeunes, qui ne connaissaient personne et qui n’avaient pas d’argent, je n’étais pas invité et je ne faisais pas partie de la scène londonienne”.
Créer un espace inclusif, où tout le monde serait le bienvenu, était donc l’ambition des deux associés. “J’aime croire qu’on est à la naissance d’un mouvement d’un lieu culte où l’art et la culture regroupent les gens curieux, bienveillants et non conformistes”. Pour donner vie à cet espace, un Friday Jazz, devenu l’une des scènes de jazz les plus appréciées de Londres, est programmé toutes les semaines. “On organise aussi des concerts de musique classique en partenariat avec Steinway Piano. On a même eu Lang Lang qui est venu jouer”. Le pianiste chinois est tellement tombé sous le charme du lieu qu’il va prochainement revenir pour des masterclass pendant deux après-midis, durant lesquelles il va inviter ses jeunes élèves à venir répéter avec lui. Jeudi 27 mars, c’est Vincent Delerm qui viendra jouer quelques notes, après la projection de son film, Le cœur qui bat.
Outre l’espace galerie et salle de concert, Ladbroke Hall compte aussi un restaurant : Pollini, nom emprunté au chef qui officie derrière les fourneaux, Emmanuele Pollini. Avec ses 60 couverts, le lieu est déjà un succès auprès des critiques : il a gagné le prix 2024 de Wallpaper Best Restaurant Design. “La carte est simple, l’idée était de faire quelque chose de généreux et de bon, sans cérémonial”. Des brunches sont aussi proposés les week-ends, et peuvent être servis dans le jardin imaginé par Luciano Giubbilei (qui avait remporté le Chelsea Flower Show en 2014) et où est installée une maison démontable Jean Prouvé permettant d’accueillir des événements privés.
Il aura fallu quatre ans de travaux pour donner vie à Ladbroke Hall, dont l’ouverture a pu se faire il y a un an et demi, mais qui fonctionne à vitesse de croisière depuis neuf mois. “Quand j’arrive tous les matins, je me pince en regardant ce qu’on a fait. Je trouve que c’est très beau et réussi. C’est juste et généreux”, s’enthousime Loïc Le Gaillard. Le lieu n’a mis en place aucune adhésion pour profiter de l’espace. Pour amortir les coûts de fonctionnement, les propriétaires font appel au mécénat. Les “patrons” peuvent ainsi faire une donation de £1,450 par an, permettant, souligne le Français, de valoriser les talents, notamment les artistes en devenir, mais aussi d’imaginer une programmation unique et ambitieuse.
Son ambition, comme celle de Julien Lombrail, est de continuer à faire les plus belles expositions de design à la Carpenter’s Workshop Gallery, de faire en sorte que Pollini devienne une référence de la gastronomie italienne à Londres et que le jardin ne désemplisse pas quand il fait beau. La programmation artistique va continuer à battre son plein, après avoir accueilli l’an dernier 150 événements. “Je veux positionner Ladbroke Hall comme un mouvement et qu’il soit associé à une forme d’expression qui ne fait aucun compromis sur les arts. Un lieu où le public découvre à chaque fois quelque chose de nouveau et d’intéressant”.