C’est dans un petit coin situé au nord-est dans le célèbre Hyde Park de Londres, qu’au détour d’une petite balade dominicale vous tomberez peut-être nez à nez avec un attroupement de Londoniens écoutant les envolées lyriques d’un parfait inconnu. Car c’est là qu’est installé le “speakers’ corner”. Mais comment et pourquoi ce lieu est devenu symbole de la liberté d’expression au Royaume-Uni ?
Le chemin fut long avant que ce “speakers’ corner”, qui prend naissance au XIIème siècle, devienne un haut lieu de la prise de parole libre. Car à l’époque, cette place était surtout connue pour “accueillir” les exécutions capitales, comme le raconte Le Docteur John Roberts, professeur de sociologie à la Brunel University London et expert du “speakers’ corner”. Le lieu avait même été baptisé le “Tyburn Hanging Tree”. C’est vers le XVIIème siècle, quand Londres devient plus en plus capitaliste, que les derniers mots des condamnés à mort deviennent de véritables prises de position politiques. “Ils donnaient de véritables discours pour ou contre le gouvernement en place et recevaient presque toujours la sympathie de la foule, et ça finissait même souvent en émeute”, explique l’universitaire. C’est d’ailleurs ce qui pousse, en 1783, le pouvoir en place à exécuter les condamnés dans des lieux plus privés comme les prisons.
Cependant, même avec la disparition du Hanging Tree, les bases du futur “speakers’ corner” étaient déjà posées. “Les Londoniens ont continué à se rassembler quotidiennement pour parler des problèmes du jour”, commente le sociologue. Que ce soit sur des sujets politiques ou sociaux, sur un ton humoristique ou plus solennel, les orateurs qui prenaient la parole reflétaient souvent les problématiques de l’époque. Par exemple, les années 1850 ont été celles des Chartistes, issus de la classe ouvrière et qui prônaient une réforme politique de la Grande-Bretagne, et l’année 1866 celle de la Reform League, qui revendiquait un changement dans le mode de scrutin.
De fait, le speakers’ corner officiellement né en 1872 avec le Parks Regulation Act, autorisant ce petit coin de Hyde Park à être un lieu où chacun peut “s’adresser publiquement”. “Ce règlement est assez ironique d’ailleurs puisqu’il ne mentionne même pas la liberté d’expression”, fait remarquer Dr John Roberts. En effet, l’appel aux comportements dits “déviants” ou “d’incivilités” y étaient prohibés.
Le speakers’ corner n’est donc pas encore réellement le lieu de tous les possibles. Après 1872, la police est intervenue à plusieurs reprises pour contrôler ce qui était dit et ce, en s’appuyant sur d’autres législations. Par exemple, en 1908, les forces de l’ordre arrêtent un orateur qui défendait les droits du poète irlandais Oscar Wilde, emprisonné pour son orientation sexuelle. La légitimité d’action de la police se fondait alors sur la prévention de ce qui était considérée comme une déviance à l’époque : l’homosexualité.
Cette nuance rappelle alors au sociologue les mots de l’intellectuel américain Stanley Fish affirmant qu’“il n’existe rien de telle que la liberté d’expression”. C’est d’ailleurs peut être pour ça que la législation préférait et préfère encore aujourd’hui parler d’“adresse publique” donnant ainsi aux forces de l’ordre une plus large marge de manœuvre. “Par exemple, si aujourd’hui quelqu’un parle depuis le speakers’ corner, la police peut lui demander d’arrêter, non pas pour remettre en cause les propos tenus, mais pour faire respecter les mesures de confinement”, ajoute le Britannique.
Malgré le flou juridique qui entoure le speakers’ corner, celui-ci reste quand même “l’incarnation de la liberté d’expression”, affirme Dr John Roberts. Après avoir vu passé la gauche et le fascisme dans les années 30, les mouvements anti-nucléaires dans les années 1950 et les féministes dans les années 1960, il est notamment aujourd’hui la plateforme des chrétiens évangéliques ou des musulmans, énumère le sociologue. Et s’il a autant de succès, selon lui, “c’est parce qu’il permet à certains de disposer d’une voix qu’ils n’auront jamais dans les médias traditionnels du pays”. Pas de sélection donc selon l’origine, le passé ou l’expérience.
Même si aujourd’hui, certains voient le speakers’ corner comme un lieu d’expression en déclin, dû notamment à la communication de masse, Dr John Roberts insiste sur son importance. “On dit que les espaces publics ne sont plus pertinents pour s’exprimer mais je pense que ce n’est pas vrai, ils ont toujours cohabité avec les moyens de communication propres à chaque époque : pamphlets, journaux, radios et aujourd’hui réseaux sociaux… La rue reste occupée malgré tout”, affirme le sociologue.
Ainsi, à l’heure où la liberté d’expression fait couler beaucoup d’encre dans les journaux, le speakers’ corner reste donc un lieu incontournable dans le paysage du débat politique…