Si les fausses notes étaient encore possibles l’année dernière, les entrepreneurs ont dû suivre à la lettre l’accord de commerce et de coopération cette année : retour sur une année de transition difficile. Apprendre à se plier aux règles commerciales de l’accord de libre échange, tel était le défi à relever pour les importateurs de produits européens au Royaume-Uni en janvier 2022. Contrôles douaniers aux frontières et nouvelles règles d’origine, ces conditions ont rendu obligatoire la détermination de la nationalité économique des produits pour traverser la Manche depuis le mois de janvier.
Véritable casse-tête administratif, chaque produit en provenance de l’Union européenne doit être accompagné d’une facture devant être remise aux transporteurs entre 48 et 24 heures avant l’entrée sur le territoire britannique. Le mécontentement de Nicolas Péponnet, gérant d’une boutique de meubles français d’époque, Little Paris Store, résonne dans le quartier londonien de Crouch End. Comme de nombreux entrepreneurs français au Royaume-Uni, il ne cesse de payer le prix des transformations
apportées par l’accord d’échanges commerciaux. « Cette année, je n’ai plus le choix. Je passe le plus clair de mes journées au téléphone avec les transporteurs, à élaborer des factures pour chacun des produits envoyés au Royaume-Uni. Je regrette le temps d’avant-Brexit, où je prenais plus de temps pour choisir mes meubles, créer du lien avec mes clients et dénicher des produits nouveaux pour ma boutique », témoigne-t-il.
Pour Catherine Mathieu, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, les petites entreprises sont celles qui ont le plus pâti des nouvelles exigences administratives cette année. « Les entreprises qui exportaient en dehors de l’Union européenne avaient déjà l’habitude des formulaires d’exportation de marchandises à l’extérieur du marché unique de l’Union
européenne. Les plus petites entreprises ont dû s’habituer à remplir des documents administratifs qu’elles n’avaient pas à remplir avant, cela complique leur quotidien », observe-t-elle.
Si Boris Johnson a bel et bien respecté la promesse d’un accord de libre échange sans barrière tarifaire ni quota, les barrières règlementaires ralentissent toujours la circulation des marchandises. Stéphane Cusset, entrepreneur français installé dans l’Est de Londres depuis 1995 et gérant de l’épicerie L’Eau à la Bouche, explique devoir composer avec de longs délais de livraison.
Avant le Brexit, il lui suffisait de contacter son fournisseur à Rungis le lundi pour recevoir ses Saint-Marcellin, lentilles du Puy et autres produits français deux jours plus tard. Depuis un an, le gérant lyonnais passe ses commandes une semaine à l’avance et a fait une croix sur certains produits à date limite de consommation courte originaires de France. Les yeux perdus dans les papiers étalés sur son bureau dans l’arrière-boutique, Stéphane Cusset conclut : « Tous ces changements compliquent beaucoup notre vie ». Nicolas Péponnet, quant à lui, précise avoir eu recours à des plateformes de revente en ligne pour faire face aux retards de livraison. « Même si le choix des produits est limité, j’ai dû me rabattre sur des plateformes de revente car ils gèrent la partie livraison de A à Z », déplore-t-il.
Aux délais supplémentaires se sont ajoutées les fluctuations monétaires, conséquence directe de l’incertitude politique entraînée par le Brexit. En 2018, la chute de la livre sterling face à l’euro, estimée entre 15 et 20 % (soit 1.10€ pour £1 en août 2018 selon les données de la Banque d’Angleterre), a empiété sur les bénéfices normalement effectués par les importateurs français. Maxence Masurier, patron de trois boutiques de vins français à Londres, Made in Little France, explique avoir dû faire
face face à ces aléas. « J’étais inquiet, il était difficile de faire le même profit sur les bouteilles grâce au taux de change », constate le commerçant d’origine parisienne, dont les importations mensuelles de bouteilles oscillent entre 6,000 et 8,000.
Cette année l’a bien montré, les commerçants français au Royaume-Uni se caractérisent par un savoir-faire commun : l’adaptabilité. Palettes de vin bloquées aux frontières pendant des mois, douanes britanniques dépassées par les innombrables appels téléphoniques, Maxence Masurier se souvient du mois janvier 2021 comme d’un épisode « chaotique ». Le marchant de vin a anticipé les potentielles difficultés en stockant 40 % de bouteilles en plus, entraînant des frais importants pour son entreprise.
Grâce à la solidité des relations tissées avec ses fournisseurs depuis près de 20 ans, il revient sur le soutien apporté par ces derniers. « Les vignerons avec lesquels je travaille ont été compréhensifs, ils m’ont laissé du temps pour régler ces lourdes factures. Maintenant tout fonctionne très bien, cette période de transition difficile est derrière nous », dit-t-il. Les coudes serrés, certains commerçants français ont fait preuve de solidarité. Pour réduire les coûts de transports, Stéphane Cusset a pris pour habitude de faire de la place aux marchandises d’une autre épicerie française sur ses palettes à destination de Londres. « Ce n’est pas grand chose mais cela nous permet d’acheminer de plus petites quantités quand un produit vient à manquer, on
se rend service », dit-il.
Une lueur d’espoir brille à la fin de ce dédale administratif. Un an après la sortie effective du marché unique, les conditions qui régissent les échanges commerciaux devraient rester les mêmes malgré un durcissement des contrôles douaniers prévu pour juillet 2022. « Le gouvernement britannique conservateur actuel est très en faveur du libre échange, il serait surprenant qu’ils ajoutent des barrières ralentissant les échanges commerciaux vers leur premier marché, l’Union européenne », estime Catherine Mathieu, l’économiste spécialiste du Brexit. De la sortie du marché unique à la mise en application du nouvel accord de libre échange, les commerçants français parviennent petit à petit à tirer leur épingle d’un jeu aux règles encore nouvelles.
(Photo de Une : Stéphane Cusset, gérant de L’Eau à la Bouche à Hackney, Londres)