Il y a 5 ans, Pierre Lorcy voit un coiffeur parisien couper les cheveux d’un SDF. L’idée lui restera gravé dans la mémoire et alors étudiant à la Kedge Business School de Bordeaux et durant son année de césure, il va à son tour lancer Barberground, un projet qui souhaite ré-humaniser et valoriser les sans-abris en leur offrant une coupe de cheveux et un taillage de barbe. Grâce à sa mère coiffeuse, le jeune homme suit une formation en coiffure pendant deux mois et obtient du matériel professionnel. Après la ville bordelaise et d’autres communes de France, le jeune homme, qui s’est associé entre temps avec une autre étudiante, a importé son idée à Londres.
C’est donc avec Estelle Barthés que Pierre Lorcy s’est installé dans la capitale anglaise pour six mois. Il a rencontré la jeune femme à Bordeaux en postant “un message sur un groupe de l’école pour chercher un partenaire et elle a rapidement répondu à l’appel.” L’étudiante de l’école de commerce de Bordeaux est en effet très rapidement inspirée par le projet. Leur seule crainte de départ était qu’ils ne s’entendent pas bien. “J’appréhendais un peu mais tomber sur Pierre a été un gros soulagement.” Le duo se révèle en fait très complémentaire : si lui a souvent du mal à contenir ses émotions, elle est plutôt terre à terre et pragmatique. “On se tempère l’un l’autre, quand Pierre n’en peut plus, je prends le relais pour la discussion ou inversement”, confirme l’étudiante.
Le concept n’est pas nouveau, il s’est développé en Australie avec Nasir Sobhani qui a lancé The Streets Barber et au Royaume-Uni avec Joshua Coombes. Mais en France, il y en avait très peu jusqu’à l’année dernière. Puis Kevin Ortega a lancé Coiff’ in the street qui incite les coiffeurs de tout l’Hexagone à offrir leurs services aux personnes sans domicile fixe. Les étudiants ont contacté ces différents organismes pour se renseigner et être conseillés mais ils ne voulaient pas s’insérer dans une structure préexistante. “On voulait créer un mix de tout ça, on voulait avoir notre truc à nous”, raconte Estelle Barthés. Le but de Barberground ? “Casser la solitude des sans-abris, aller vers eux et discuter. La coiffure est un bon prétexte pour pouvoir échanger avec eux.”
À Londres, les deux partenaires travaillent tous les deux pour compléter leur période à l’étranger obligatoire dans le cadre de leur Master 1. C’est le week-end, souvent le samedi, qu’ils se retrouvent pour aller à la rencontre des sans-abris. « On se rejoint vers midi, on prépare la journée, on mange ensemble et jusqu’à 6pm on se balade dans Londres et on rencontre des gens », explique Pierre Lorcy.
Mais ce n’est pas toujours facile d’aborder les sans-abris. “Par exemple, il y a quelques jours, on est allés vers 30 personnes et on a eu 25 refus”. Le problème est que les personnes vivant dans la rue ont pris l’habitude d’être méfiantes pour pouvoir survivre. Estelle Barthés explique qu’il y a “vraiment deux types de réactions et elles sont souvent dans les extrêmes. Ce sont des gens qui n’ont pas été gâtés par la vie et quand ils ressentent une émotion, elle est décuplée.” Alors que certains leurs disent “ne vous approchez pas de mes cheveux”, d’autres sont ravis et ne cessent de les remercier.
La langue n’est pas un problème pour Estelle Barthés qui est quasiment bilingue, en revanche pour Pierre Lorcy, c’est une petite barrière. “Du coup, il se peut que les personnes soient plus méfiantes avec moi car je suis moi-même moins confiant et direct que si je parlais en français”. Autre problème : quand les SDF eux-mêmes ne parlent ni la langue de Shakespeare ni celle de Molière. “C’est difficile surtout lorsqu’on leur demande de nous expliquer ce qu’ils veulent en termes de coupe”, explique l’étudiante. Mais les deux partenaires relativisent. “Cela ne nous a jamais vraiment posé problème. On arrive toujours à se comprendre.”
Couper les cheveux dans la rue peut aussi attirer l’œil des passants qui d’habitude “ignorent les SDF”. Pierre Lorcy avoue qu’il trouve cela un peu gênant mais sa collègue lui rappelle que cela permet de mettre les sans-abris au centre de l’attention, d’inciter les gens à leur parler et à le considérer en tant qu’être humain. “Ça fait plaisir, les gens viennent nous féliciter, ils parlent au SDF qu’on est en train de coiffer. Le but ultime de notre démarche c’est de faire changer les mentalités et d’ouvrir les yeux aux gens”, raconte Estelle Barthés.
Et pour faire bouger les choses, Pierre Lorcy souhaite déconstruire les clichés souvent véhiculés à propos des personnes sans-abris. Il veut montrer que tous ne sont pas antipathiques et dangereux. “Il y a toujours cette injonction : ‘Ah mais t’as pas peur? Ça peut être violent’. Il y a un vrai a priori mais moi ça ne m’est même pas venu à l’idée. Ce qui me stressait le plus c’était de rater les coupes de cheveux.” De même pour l’hygiène : “S’il y a vraiment un gros risque sanitaire, je mets des gants mais c’est rare. Sinon je vaporise les cheveux et je désinfecte constamment le matériel, mais c’est tout.” Estelle Barthès fait aussi remarquer que “les gants créent une barrière supplémentaire” entre le coiffeur et le SDF, donc pour elle, il vaut mieux éviter d’en porter.
Pendant que Pierre Lorcy coupe les cheveux, Estelle Barthés discute avec les familles, prend des photos (lorsque les personnes sont d’accord) et s’occupe des réseaux sociaux. Au début, ils hésitaient à photographier les sans-abris par peur de tomber dans le voyeurisme ou dans le coup de communication mais ils se sont vite rendus compte que de les mettre en face de l’objectif permettait de rebooster l’égo de ces gens qui ne sont jamais au centre de l’attention et des regards.
Plus tard, ils souhaitent tous les deux intégrer cette dimension humaine et éthique dans leur travail. D’ailleurs, Estelle Barthés ne pourrait pas se retrouver dans un métier qui l’empêche de développer sa fibre artistique et ses relations humaines. “J’ai besoin de me projeter dans une profession qui me permette de développer des liens émotionnels”, confirme-t-elle. Pierre Lorcy, lui, veut changer le monde de l’entreprise en y intégrant des valeurs de partage et de respect de l’autre. Les deux étudiants espèrent en tous cas que l’aventure Barberground grandira et gagnera en visibilité pour toucher un maximum de gens et faire changer leur attitude face aux personnes en difficulté.