Cela fait 30 ans qu’il a rejoint Brittany Ferries, et sept qu’il a pris la barre de l’entreprise maritime. C’est en avril 2016, soit deux mois avant le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, que Christophe Mathieu a en effet été nommé patron de Brittany Ferries. Il se souvient encore que, la veille du scrutin, ses collègues britanniques étaient persuadés que le “non” ne l’emporterait pas. Mais le destin démocratique en a décidé autrement. Et c’est à travers les eaux de ce contexte politico-économique que Christophe Mathieu et ses équipes naviguent depuis. La tempête ne s’est malheureusement pas arrêtée au Brexit puisque la vague de la Covid-19 n’a pas arrangé la situation. “Si le Brexit est un poison à diffusion lente, l’arrivée de la pandémie a été en quelque sorte une mort subite. On vient de vivre quasiment deux saisons blanches”, reconnaît Christophe Mathieu. Un contexte loin d’être idéal alors que Britanny Ferries vient de souffler ses 50 bougies. Mais le patron tempère tout de même : “En 2022 , on a redémarré une activité normale”.
Pour preuve, dans son dernier rapport d’activité, Brittany Ferries dévoile des résultats plutôt positifs pour l’année qui vient de s’écouler. Cependant, en faisant un comparatif depuis 2019, les chiffres ne semblent pas si bons. Particulièrement sur les liaisons transmanche. En effet, la compagnie maritime enregistre, en trois ans, une baisse de 35 % de passagers sur les lignes entre la France et l’Angleterre : entre 2019 et 2022, leur nombre est ainsi passé de 1,885,566 à 1,226,262, 2021 étant la pire année avec seulement 243,092 voyageurs. “On n’a plus la même dynamique”, avance Christophe Mathieu. Les raisons sont multiples, à commencer par les conséquences du Brexit. Depuis octobre 2021, le passeport est désormais obligatoire pour se rendre outre-Manche. Conséquence : “On n’a plus de groupes scolaires, et de manière globale on a moins de Français qui empruntent ces lignes”. Soit une perte du trafic de passagers français de 60%, même si cette clientèle ne représentait environ 20% du nombre total de passagers.
Pendant la pandémie, Brittany Ferries a aussi dû prendre des décisions parfois radicales comme la suspension de la ligne vers le Havre (qui a cependant continué à fonctionner pour la partie fret), mais le patron de la compagnie maritime espère pouvoir la relancer d’ici le printemps 2023. “Elle n’a jamais été abandonnée”, assure-t-il, “on travaille actuellement sur la remise à l’eau d’un bateau et on espère, d’ici mars-avril 2023, pouvoir reprendre des passagers”.
Si le transport de passagers vers la France depuis le Royaume-Uni est quelque peu en berne, celui des marchandises ne subit pas le même sort. “On a pu montrer pendant la Covid que nous étions un des maillons de la logistique entre les deux pays”, lance le patron de Brittany Ferries. L’entreprise a aussi pu éviter de couler grâce à “la mobilisation du gouvernement français” qui lui a permis d’effacer une partie de la dette provoquée par la pandémie. “Nous nous sommes battus pour que l’Etat fasse des choses exceptionnelles pour Brittany Ferries”, reconnaît Christophe Mathieu qui rappelle que “l’entreprise, contrôlée par des paysans bretons, n’a jamais cherché à faire de l’argent, son seul objectif, depuis sa création, était de permettre l’embauche de marins français et de leur donner l’opportunité d’avoir un avenir”.
Etant donné ce contexte complexe mêlant Brexit et pandémie, Brittany Ferries n’envisage pas le développement de liaisons vers la France. La compagnie maritime préfère miser sur d’autres projets. Depuis 2010, l’entreprise a identifié d’autres lignes plus intéressantes, notamment entre le Royaume-Uni et l’Espagne. “Il y a dix ans, on avait déjà constaté une dynamique plus importante des Britanniques vers l’Espagne”, confirme Christophe Mathieu. Outre l’Espagne, Brittany Ferries a aussi jeté l’ancre du côté de l’Irlande. Et elle a bien fait puisqu’entre 2019 et 2022, la liaison entre la France et l’Irlande a presque doublé. Christophe Mathieu souhaite ainsi surfer sur cette nouvelle vague de passagers et l’entreprise prévoit d’augmenter dès l’an prochain sa capacité de traversées depuis l’Île d’Émeraude vers la France mais aussi vers l’Espagne.
Mais qui dit plus de liaisons, dit plus de pollution. Pour limiter son impact sur l’environnement et offrir une alternative verte à d’autres moyens de déplacement entre le continent européen et les îles britanniques, Brittany Ferries s’est ainsi lancé le défi de la décarbonation. La liaison entre le Royaume-Uni et l’Espagne est assurée par un nouveau navire, le Salamanca, qui fonctionnent au GNL (Gaz de Pétrole Liquéfié). Deux autres bateaux utilisant ce carburant moins polluant devraient venir également s’ajouter à la flotte de la compagnie d’ici les prochains mois. Pour cela, il a fallu construire, avec l’aide de l’entreprise Repsol, deux terminaux de GNL sur les deux ports espagnols (Bilbao et Santander) que dessert Brittany Ferries.
La compagnie maritime poursuit aussi sa réflexion sur la neutralité carbone, en misant sur un modèle hybride, mêlant GNL et électrique. Deux nouveaux bateaux, dont un qui desservira Saint-Malo, devraient ainsi rejoindre la flotte Brittany Ferries. “Ce sera le plus gros bateau du monde sur ce modèle-là”, s’enthousiasme Christophe Mathieu.
Après le Brexit et la pandémie, ce qui inquiète aujourd’hui Brittany Ferries, c’est l’arrivée d’un modèle low-cost sur le transport de passagers transmanche. Un modèle qui engendrera forcément du “dumping social”, craint Christophe Mathieu. “On ne demande pas grand chose, simplement de ne pas autoriser une telle concurrence déloyale, de réguler la situation car nous ne sommes ni communistes ni Ryanair. Nous sommes convaincus qu’il existe toujours une troisième voie”. Un message qui a été entendu, puisque lors des assises de l’économie de la mer, qui se sont tenues les 8 et 9 novembre derniers à Lille, le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, a assuré que l’Etat français serait vigilant sur le sujet avec notamment des contrôles renforcés des navires sur les liaisons transmanche pour vérifier les conditions de travail des équipages. Une mission avait déjà été lancée cet été pour “étudier toutes les pistes possibles d’ici la fin de l’année, notamment une loi de police qui interdirait l’accès, au départ ou à l’arrivée d’un port français, à tous les navires qui pour des liaisons régulières, ne respecteraient pas des normes sociales élevées”, expliquait en juillet le ministre.
Autre doléance de la part de Brittany Ferries : résoudre l’organisation du contrôle des passeports. “Un accord a été trouvé pour des contrôles juxtaposés via l’Eurotunnel. Les autorités françaises effectuent les contrôles sur le sol britannique et inversement. Dans nos ports, nous n’avons pas ce système, du coup les contrôles sont plus longs”, commente Christophe Mathieu.
Crédit photo : Lou Benoist – Brittany Ferries