La dernière fois que le documentariste oscarisé Asif Kapadia a braqué sa caméra sur Camden, c’était pour raconter la tragique ascension et chute d’Amy Winehouse, sans doute la résidente la plus célèbre du quartier, dans son film “Amy” sorti en 2015. Près d’une décennie plus tard, il revient dans ce quartier emblématique du nord ouest de Londres avec un nouveau documentaire en quatre parties, sobrement intitulé Camden et diffusé sur Disney+ depuis fin mai.
Coproduit par la chanteuse Dua Lipa, ce reportage vise à mettre en lumière l’influence musicale considérable de Camden. La pop star britannique partage son expérience personnelle dans le quartier et invite des figures emblématiques de la scène musicale, y ayant commencé, vécu ou simplement passé du temps, à évoquer leurs souvenirs et l’impact du lieu sur leur vie.
Le premier épisode, intitulé Made in Camden, met en avant des artistes très différents y ayant fait leurs débuts. Les morceaux de biographie commencent naturellement par celle de la productrice de la série, Dua Lipa, qui évoque son père musicien, l’immigration de sa famille du Kosovo au Royaume-Uni, et ses premières vidéos de reprises tournées dans sa chambre, à deux pas de Camden Lock.
Ensuite, Chris Martin raconte son installation à Camden et les premiers concerts de Coldplay au Dublin Castle en 1998. L’évocation de ce pub permet aussi de revenir sur le groupe qui a rendu célèbre l’établissement : Madness, dont le chanteur principal, Suggs, se remémore les concerts hebdomadaires et l’ambiance de la foule.
Durant les premières 45 minutes, cet espace historique et artistique est décrit comme un endroit “plein de vie et de vibrations” par Chris Martin, et comme un lieu dégageant “une énergie non conforme” selon Dua Lipa. À ce stade, ces descriptions générales peuvent sembler être une première appréhension du quartier, offrant un avant-goût intrigant.
Néanmoins, le premier point négatif de cette première partie est qu’il est difficile pour le spectateur de comprendre pourquoi la jeune chanteuse ouvre le documentaire. Bien qu’il soit intéressant de montrer l’évolution de l’industrie musicale et le contraste entre Madness, qui jouait dans des pubs pour se faire remarquer, et Dua Lipa, qui doit sa notoriété à YouTube et aux réseaux sociaux. Cependant, l’artiste de 28 ans a commencé sa carrière dans les années 2010, et bien qu’elle connaisse les lieux et artistes qui s’y sont produits, son interaction avec la scène musicale est très récente. Il aurait peut-être été plus judicieux qu’elle termine le documentaire. Cela illustre néanmoins le choix du réalisateur de ne pas suivre une chronologie linéaire, mais plutôt de structurer le récit autour de thèmes avec des allers-retours entre passé et présent.
Quant au deuxième épisode, il explore les années plus rock de Camden, avec des témoignages de Carl Barât des Libertines, qui décrit Camden comme “la Mecque des marginaux”, et de Noel Gallagher d’Oasis, évoquant “une énergie et un dynamisme propres au quartier”. Ainsi à mi-parcours de la série, il devient évident que le documentaire d’Asif Kapadia ne cherche pas à présenter une histoire orale et imagée du quartier, mais plutôt à compiler une série d’anecdotes et de ressentis des célébrités l’ayant fréquenté.
Certes, il y a des histoires savoureuses, comme lorsque Pete Doherty des Libertines se souvient avoir organisé des concerts dans leur maison avec moins d’une demi-heure de préavis, au grand damn d’un des autres membres du groupe, Carl Barât, dont le linge était suspendu dans la salle de bains. Il raconte également comment Mick Jones, guitariste des Clash et producteur de l’album Up the Bracket, s’est endormi deux fois pendant l’enregistrement de la chanson-titre.
Cependant, bien que l’épisode soit censé se concentrer sur “les Rebelles et les Marginaux”, il se contente d’évoquer la sous-culture de Camden sans interroger les acteurs de celle-ci. Les punks apparaissent à l’image, mais aucun d’eux n’est présent dans le documentaire.
Bien que les troisièmes et quatrièmes épisodes maintiennent un flou temporel, naviguant entre passé et présent avec des explications parfois vagues sur la nature même de Camden, ils gagnent en intérêt en proposant des histoires moins célèbres, présentant le lien étroit entre la scène musicale britannique et américaine.
Pionniers, l’épisode trois, retrace la manière dont les stars américaines du hip-hop, dont Public Enemy et The Roots, se sont installées à Camden pour échapper au carcan des attentes américaines en matière d’artistes noirs, et comment ils ont, par la ensuite, introduit les influences britanniques dans l’industrie musicale américaine.
Et pour couronner le tout, la dernière partie est consacrée à la fête : Boy George abandonne les banlieues pour l’exotisme enivrant de Camden, tandis que le DJ pionnier Norman Jay organise des soirées gratuites dans les entrepôts en réaction à l’apartheid du clubbing londonien. De son côté, Sister Bliss fait la découverte de la house music dans ces mêmes entrepôts de Camden. Cette fois-ci, c’est un mouvement inverse : le quartier puise son inspiration de New York pour façonner des lieux emblématiques des débuts de l’électro, comme l’ancien Camden Palace, désormais connu sous le nom de Koko.
Cependant, durant les trois heures de visionnage, la série glorifie les différents styles musicaux tels que le rock, la soul, l’électro ou le hip-hop, ainsi que les clubs où ils étaient en vedette, mais elle néglige largement les aspects négatifs : les dommages infligés à Camden, les excès du quartier, la pauvreté, et les échecs artistiques. Cette glamourisation de l’industrie musicale pourrait être attribuée à la plateforme Disney+, qui semble vouloir présenter un aspect aseptisé, tolérant et romantique de Camden, comme le résume Dua Lipa : “Tout est possible ici, on peut être et devenir qui l’on veut”.
Ainsi, bien que Camden offre aux spectateurs une plongée dans son ambiance anarchiste et musicale et permet aux amateurs de rock de découvrir de nouvelles anecdotes sur des groupes comme The Clash, Faithless, Madness ou Oasis, l’histoire présentée manque de considérer ce qui a rendu le quartier si singulier.
Les interactions entre les différentes classes sociales, le rôle de l’immigration, la pauvreté, ainsi que l’héritage ouvrier ne sont absolument pas examinés. De plus, des éléments cruciaux de l’histoire musicale, tels que les expériences psychédéliques des années 60 à la Roundhouse ou les concerts mémorables de Hendrix et des Ramones sont absents.
Il est également regrettable de ne pas avoir abordé le déclin artistique de Camden et la migration de la scène musicale vers le sud de la Tamise, conséquence de l’embourgeoisement du quartier. En résumé, bien que divertissant, ce récit reste superficiel pour celles et ceux qui cherchent une compréhension approfondie de Camden.