C’est une réalité à laquelle peu aurait pu croire il y a encore trois ans. Et pourtant. La preuve : le nombre d’annonces publiées quasiment quotidiennement sur les réseaux sociaux par des Français qui rêvent de travailler à Londres mais qui n’ont pas de visa. C’est le cas de Tristan qui postait début octobre sur un groupe Facebook : “J’arrive le 19 octobre, par chance je suis logé en revanche je n’ai pas de quoi avoir de revenus. Auriez-vous des bons plans ou des jobs à plein temps?”. Le jeune homme explique aussi qu’il est “polyvalent”. “Je suis diplômé d’Etat, coach sportif. J’ai également travaillé en tant qu’animateur dans les centres de loisirs. J’ai été six mois serveur en restauration”. Son profil n’est pas celui d’un “travailleur qualifié” que recherche dorénavant le Royaume-Uni. Sa seule possibilité de décrocher un travail à Londres, ce serait donc en complète illégalité.
Mais Tristan n’est pas le seul à poster ce genre d’annonces, la plupart concernant la recherche d’un emploi dans la vente ou la restauration, secteurs qui, depuis le Brexit, ont dû mal à recruter mais qui sont rarement susceptibles de proposer un visa de ‘travailleur qualifié’. “Je cherche du travail dans la restauration. Est-ce que vous auriez des personnes à me conseiller ? Travail au black accepté”, écrivait ainsi Chloé en septembre sur Facebook. Parfois, cela fonctionne. C’est le cas de Thomas, qui lui avait aussi lancé un appel sur les réseaux sociaux. Il a ainsi réussi à décrocher un job de serveur, qu’il occupe depuis trois mois. Mais évidemment, il ne dira pas où pour éviter des problèmes à son “employeur”, qui le paie toutes les semaines en argent liquide. “Je sais que je suis hors-la-loi, mais c’était ma seule possibilité de venir vivre ici”, confie le jeune homme.
Thomas, qui a demandé à ce que son prénom soit changé, dit assumer sa clandestinité. Ce Français de 20 ans justifie sa situation par le fait qu’il rêvait depuis longtemps de s’établir à Londres, mais que les règles migratoires post-Brexit ont compromis son souhait d’immigrer au Royaume-Uni. Il explique qu’il pensait sincèrement, avant de réaliser le contraire en faisant des recherches, pouvoir venir un ou deux ans pour améliorer son anglais et retourner ensuite en France. “J’aurais bien voulu venir avant le Brexit, mais j’étais trop jeune à l’époque. Je n’avais pas encore 18 ans et je devais encore finir le lycée”, justifie-t-il.
C’est donc qu’en début d’année 2023 que le jeune homme est venu s’installer dans la capitale anglaise. “Je suis venu sous le statut de touriste, mais ça fait maintenant huit mois que je vis ici”. Il a d’abord vécu sur les quelques économies qu’il avait accumulées en travaillant en saisons. “Depuis que je suis arrivé, je suis en sous-location. Je me débrouille pour trouver des chambres que les gens sous-louent pour des durées plus ou moins longues”. Mais combien de temps tiendra-t-il encore ? “Je ne sais pas”, répond franchement Thomas. La vie à Londres lui plaît beaucoup, même s’il reconnaît que tout est cher. “Mais c’est une situation que je ne regrette absolument pas car j’ai vraiment amélioré mon anglais depuis que je suis arrivé. J’ai trouvé des cours d’anglais pas trop chers où j’ai rencontré des gens de toutes les nationalités. Au travail, même si cela est parfois dur car les horaires sont changeants, j’ai appris beaucoup de choses”.
Il explique que son patron est quelqu’un de “sympathique”, qui ne l’“exploite pas”. Il raconte aussi qu’il n’est pas le seul dans sa situation. “Il y aussi d’autres personnes de nationalités différentes, qui n’ont également pas de visa”. Le Français n’a pas pu rentrer en France depuis presqu’un an. “J’avais peur non seulement de perdre mon travail, mais aussi que si je décidais de revenir après quelques jours, les agents de la frontière remarquent quelque chose”. Mais Thomas pense rentrer définitivement à Noël. “Peut-être qu’il serait plus sage pour moi de faire cela. Mes parents sont inquiets et c’est vrai que j’aurais préféré rester en toute légalité. Je réfléchis encore à ce que je dois faire”.
Anita, elle, a rejoint sa sœur, qui détient un statut de résidente. “Je suis d’abord venue, il y a un an, pour quelques mois. La vie m’a beaucoup plu ici. J’ai alors décidé de revenir et de rester plus longtemps”, confie la jeune Française de 22 ans. Logée, elle n’a donc pas de loyer à payer et pas à avoir à justifier auprès d’un propriétaire son droit de résidence au Royaume-Uni. “C’est sûr que cela m’a enlevé une vraie épine du pied”, lance Anita. Pour occuper ses journées, elle donne des cours de français ou fait du babysitting. Des emplois, qu’elle a réussi à décrocher en postant des annonces sur les réseaux sociaux. “Les gens ne me déclarent pas donc cela est plus simple”, confie-t-elle. Elle rentre environ tous les trois mois pour ne pas éveiller les soupçons. “Je me suis inscrite à l’université en France, donc si un agent me posait la question, je pourrai lui montrer ma carte d’étudiante française afin de lui prouver, d’une certaine manière, que je ne viens pas chercher du travail à Londres”. Elle aussi prend des cours d’anglais pour améliorer son niveau et pouvoir chercher ensuite un travail en toute légalité, jure-t-elle.
Mais ses allers-retours pourraient éveillés sur la durée les soupçons des agents aux frontières. Comme ce fut le cas pour une Française début octobre. Elle rendait régulièrement visite à son frère et lors de son dernier passage dans le sens France-Royaume-Uni, elle a été priée de s’expliquer. Son frère a partagé cette mésaventure sur les réseaux sociaux, le 6 octobre. “Ma soeur vient d’arriver à Londres, elle vient tout le temps, mais là gros interrogatoire à Stanstead (sic), ils lui ont mit (sic) un tampon comme quoi elle peut rester que 1 semaine, c’est déjà arrivé à certains d’entre vous ? Est-ce possible de prolonger ?”.
Interrogées, les autorités britanniques confirment être vigilantes. “Le travail illégal cause des dommages incalculables à nos communautés, privant les travailleurs honnêtes de leur emploi, mettant en danger les personnes vulnérables et fraudant les fonds publics. Le gouvernement s’attaque à l’immigration illégale et aux dommages qu’elle cause en expulsant ceux qui n’ont pas le droit de résider au Royaume-Uni”, prévient ainsi le Home Office. Bénédicte Viort de la Batie, avocate spécialisée dans l’immigration au sein du cabinet Browne Jacobson LLP, rappelle que les agents ont en effet accès à l’historique des passages des voyageurs, même si la présence des e-gates dans les aéroports facilitent un peu le passage sans contrôle officiel. Rester cinq mois, puis rentrer en France, ensuite revenir cinq mois… et ainsi de suite peut ainsi vite alerter les agents. Et si elle est soupçonnée de profiter de son visa de touriste pour venir travailler, la personne “est susceptible d’être soumise à un long interrogatoire à l’entrée”, confirme de son côté Nilmini Roelens, avocate francophone dont le cabinet est basé à Oxford.
Se mettre dans la situation de travailler illégalement, “c’est commettre une double infraction”, indique Bénédicte Viort de la Batie, “c’est à la fois frauder l’immigration et les services fiscaux, car quand on reste plus de six mois dans un pays, il faut payer des impôts”. La possibilité de se voir refuser un visa de travail, demandé légalement, est également réelle. Si les autorités sont strictes, c’est que, rappelle l’avocate, c’est aussi pour “lutter contre l’esclavagisme moderne, l’exploitation humaine”. Toute personne surprise de travailler illégalement est passible de détention et d’expulsion pour violation des conditions de séjour. “Elle peut également être poursuivie en vertu de l’article 24B (1) du lmmigration Act 1971, bien que cela soit plus probable en cas de non-respect flagrant et répété des lois sur l’immigration”, précise Nilmini Roelens. En cas de poursuite judiciaire et si la personne est reconnue coupable d’un délit sur la base d’une condamnation sommaire, elle est “responsable en Angleterre et au Pays de Galles, d’une peine d’emprisonnement n’excédant pas 51 semaines ou d’une amende, ou des deux et en Écosse ou en Irlande du Nord, d’une peine d’emprisonnement n’excédant pas 6 mois ou d’une amende”, détaille l’avocate francophone.
Pour l’employeur, s’il n’a pas effectué les contrôles dorénavant demandé par le Home Office, à savoir la vérification du droit de travailler de la personne, il risque des sanctions : une amende civile pouvant aller jusqu’à £20,000 par travailleur clandestin et même une condamnation pénale assortie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans et une amende illimitée ; la fermeture de l’entreprise et une ordonnance de mise en conformité émise par le tribunal ; l’interdiction d’exercer la fonction de directeur ; impossibilité de sponsoriser des migrants ; la saisie des revenus tirés du travail illégal. Nilmini Roelens rappelle que des agents chargés de contrôler les entreprises “peuvent effectuer des opérations de descente chez les employeurs qu’ils soupçonnent d’employer des personnes travaillant illégalement”. “En général, cela se fait à la suite d’une dénonciation. Ils effectuent également des descentes en fonction du risque d’infraction le plus élevé, selon le secteur”, ajoute-t-elle.
Impossible de savoir combien de Français viennent ou sont venus travailler illégalement depuis la mise en place du Brexit, il y a presque trois ans maintenant. Sur son site internet, le consulat général de France à Londres rappelle que “seules les visites (familiales, touristiques ou, dans des cas précis et limités, pour études ou motif professionnel) d’une durée maximale de 6 mois ne sont pas soumises à obligation de visa. Tout autre type de séjour (pour travailler ou s’installer au Royaume-Uni notamment) ne peut être autorisé que sous couvert d’un visa”.
Mais pour Bénédicte de Viort, venir travailler sans visa ne devrait plus être possible dès l’année prochaine. En effet, le Royaume-Uni va étendre aux voyageurs en provenance de l’Union européenne l“Electronic Travel Authorisation” (ETA), qui fonctionnera sur le même principe que l’ESTA, ce formulaire à remplir avant de se rendre aux Etats-Unis. Les personnes souhaitant ainsi se rendre sur le sol britannique devront communiquer, en amont de leur séjour, les informations concernant leur identité (via un passeport biométrique valide), le détail de leur voyage (par exemple l’adresse du lieu de résidence) ainsi que leur adresse mail.
Et pour celles et ceux qui rêvent toujours de s’installer – légalement – au Royaume-Uni, ils peuvent tout de même profiter de leur séjour de six mois maximum pour chercher du travail (mais ne pas travailler), passer des entretiens d’embauche, comme le confirment les deux avocates spécialistes. “Toutefois, l’agent d’immigration doit être convaincu que si le demandeur réussit à obtenir un emploi, il quittera le Royaume-Uni pour demander son visa de travail”, prévient Nilmini Roelens.