C’est un rendez-vous organisé dans le cadre de la journée internationale de la femme et aux manettes, deux femmes d’exception, dont la réputation dans le monde de la gastronomie n’est plus à faire : la Française Anne-Sophie Pic et la Britannique Clare Smyth. Lundi 11 mars, elles proposent un repas de haute volée, composé de cinq plats et dans le but de “promouvoir la cuisine au féminin dans ce qu’elle a de spécifique, dans la sensibilité et l’empathie qu’elle déploie”, explique la cheffe française.
Si elle a choisi Clare Smyth pour l’accompagner dans cet événement, c’est parce que, selon Anne-Sophie Pic, la Britannique “est aujourd’hui une des figures montantes de la gastronomie internationale”. Récemment élue “Meilleure Femme Chef au Monde” par le World’s 50 Best Restaurants, elle a en effet “réussi à construire une identité qui lui est propre, et reconnue par ses pairs”, complète la Française avant d’ajouter, “j’apprécie beaucoup son univers, et c’était pour moi une évidence de m’associer à elle dans le cadre d’un quatre mains londonien”. Les deux chefs d’exception se sont liées d’amitié après leur rencontre sur le tournage en novembre 2017 de l’émission “Chef’s Table” diffusé sur Netflix. “Nous faisions toutes les deux parties du jury, elle pour l’Angleterre et moi pour la France”, précise Anne-Sophie Pic.
Lors du dîner du lundi 11 mars, qui se déroulera au restaurant La Dame de Pic à Londres, Clare Smyth et elle proposeront donc un menu spécial élaboré par leurs soins. “Nos chefs sommeliers respectifs – Gareth Ferreira et Paz Levinson – se sont quant à eux chargé de l’accords mets et vins. Il s’agit donc d’une proposition unique et éphémère, où chacune de nous proposera quelques-unes de nos signatures et dernières créations”, détaille la chef.
Ce n’est pas la première fois que la Française organise un tel événement. “J’ai déjà eu l’occasion d’organiser des ‘quatre mains’ avec d’autres chefs à Londres, comme avec Alain Passart dans le cadre des 200 ans de Billecart-Salmon. J’ai aussi donné des dîners en accords mets et vins avec des femmes vigneronnes comme avec mon amie Christine Vernay qui sculpte de magnifiques Condrieu et Côte Rôtie dans la vallée du Rhône. Toutefois, reconnaît la chef la plus étoilée de France, “c’est la première fois que la Dame de Pic London accueillera un événement placé ouvertement sous le signe de la femme”.
Cependant, Anne-Sophie Pic s’est toujours investi pour mettre la femme au cœur de la gastronomie. Elle emploie d’ailleurs une majorité de femmes dans ses restaurants, mais ne s’agit en aucun cas pour elle d’une démarche féministe, son objectif est simplement de “mettre en avant les valeurs que peuvent porter certaines femmes dans notre métier. Les femmes ne se sentent pas encore totalement légitimes, par conséquent elles vont déployer et cultiver des qualités comme l’empathie et l’intuition dans un acte de sincérité au service du client. De même, la complémentarité hommes-femmes dans le travail va créer un équilibre au sein des équipes, permettre une meilleure ambiance et une plus grande créativité, chacun apportant sa sensibilité et venant enrichir l’autre de sa vision des choses”, justifie Anne-Sophie Pic.
Et elle sait de quoi elle parle. Digne héritière d’une lignée de grands cuisiniers, elle a su faire sa place dans ce monde de la gastronomie, qui n’est donc pas interdit aux femmes. “J’en veux pour preuve les ”mères” lyonnaises qui très tôt ont su montrer que la gastronomie, quoique se présentant comme un milieu essentiellement masculin, pouvait être également celui de femmes talentueuses”. La chef rappelle que l’histoire de sa famille a également commencé par une figure féminine, Sophie, son arrière grand-mère, “qui s’était bâtie une solide réputation notamment grâce aux délicieux gibiers chassés par son époux qu’elle préparait avec un talent sans pareil !”. L’émergence de nombreux jeunes talents féminins lui fait aussi dire que ce n’est que le début. “On le lit notamment dans le beau travail réalisé par Vérane Frédiani et Estérelle Payani qui recensent dans leur dernier ouvrage toutes les femmes chefs à travers le monde. Elles ont aujourd’hui la force et l’audace de croire en leur compétence, en leur légitimité, ce qui leur permet de s’affirmer et de s’épanouir dans ce métier”, explique Anne-Sophie Pic.
Affirmée et épanouie, la Française elle l’est depuis longtemps. Son dernier bonheur date d’il y a deux ans quand elle a ouvert La Dame de Pic à Londres. Son travail a été très rapidement reconnu de l’autre côté de la Manche, puisque le restaurant, installé au Four Seasons au Ten Trinity Square, a obtenu une étoile l’année suivant son ouverture. “J’ai la chance de pouvoir compter sur une équipe en laquelle j’ai toute ma confiance, et notamment mon chef Luca Piscazzi qui sait à la perfection interpréter ma cuisine avec un twist londonien. C’est pour moi très important de proposer une cuisine qui reflète mon univers, mais qui s’ancre également dans le terroir local. J’ai par exemple découvert lors de l’ouverture de mon restaurant à Londres le bœuf Hereford que je travaille aujourd’hui avec beaucoup de plaisir”.
2019 signe par ailleurs l’année des 50 ans de la chef, alors que pourrait-elle espérer pour cet anniversaire exceptionnel ? “Continuer à être à l’équilibre dans ma vie professionnelle et personnelle. C’est essentiel pour moi, tout en m’amusant dans mes recherches culinaires, me cultiver, apprendre encore sur les produits, en découvrir d’autres”, répond la chef, qui ne manque cependant pas de projets avec l’ouverture d’un nouveau restaurant, toujours signé La Dame de Pic, à Singapour au sein du Raffles. “Je suis très enthousiaste à l’idée de cette ouverture, car il s’agira de l’un de mes premiers établissements en Asie, région du monde que j’apprécie énormément par sa culture et ses produits. J’ai hâte de pouvoir livrer une interprétation toute personnelle de ma cuisine au sein de ce terroir encore à découvrir”, déclare Anne-Sophie Pic. Elle reconnaît que si son travail l’a portée jusqu’aux étoiles – c’est la chef la plus étoilée de France -, elle n’oublie pas que rien n’est acquis dans la vie. “Etant une autodidacte, je veux garder en moi ce sentiment de quête et de doute qui me permet d’avancer”.
La chef peut malgré tout être fière du chemin parcouru et elle confie que ce qui l’a plus marquée durant ces années, “c’est d’avoir ‘sauvé’ la maison de mon père il y a 25 ans dans un premier temps, et de continuer à faire briller le nom de ma famille sans déroger aux valeurs qui m’ont été transmises. Grâce à ce véritable défi, j’ai pu créer mon univers culinaire”. Elle reconnaît volontiers que cela n’aurait pas été possible sans “le soutien précieux et indéfectible de mon mari David Sinapian et aussi de certains collaborateurs passés et présents qui ont cru en moi et m’ont soutenue dans cette quête. Je suis aussi fière aujourd’hui de transmettre ma vision de la cuisine à mes équipes et ainsi leur permettre d’avancer sereinement dans cette profession”.
A la question de savoir ce qu’elle aimerait laisser derrière elle comme trace, Anne-Sophie Pic rétorque simplement : “Mon style culinaire singulier qui est très lié à des associations de saveurs inédites, une redéfinition de la tradition de la cuisine française passant par un travail d’allègement des sauces notamment, la mise en valeur de l’amertume comme fil conducteur et la création d’un univers de saveurs que je continue à travailler”.