C’est un livre témoignage, où elle met en parallèle sa vision de son pays d’adoption et celui de ses Britanniques qui lui racontent leur quotidien dans la pauvreté. Cette envie de prendre la parole et de la donner également à celles et ceux qui souffrent de la crise du coût de la vie, conséquence plurielle du Brexit, de la pandémie et de l’inflation liée à la guerre en Ukraine, est née quand la Française vivait en Irlande du Nord. Là-bas, entre 2019 et 2022, la journaliste, aujourd’hui correspondante pour le journal Libération, y couvrait les répercussions de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne pour divers médias français. “Belfast est une région très particulière où il y a un gros manque d’opportunités et des traces de la guerre civile. C’est une ville où il y a de nombreux problèmes dont la pauvreté”, avance la trentenaire.
Pendant la pandémie, la journaliste a pris encore davantage conscience de cette situation dramatique, qui ne touchait pas seulement l’Irlande du Nord mais bien tout le Royaume-Uni. “J’ai commencé à voir sur les réseaux sociaux des posts qui laissaient entendre qu’il y avait un problème d’accès à l’alimentation dans tout le pays”, explique Juliette Démas, “et cela a marqué mon esprit, j’étais choquée et je n’arrivais pas à détourner les yeux”.
D’autant plus que quand elle s’est installée sur le sol britannique, elle avait, comme pour beaucoup d’autres Français, cette image fantasmée du Royaume-Uni. “Je suis née en 1994, c’est l’année de ‘Definitely Maybe’ d’Oasis, j’ai grandi avec ça et avec Harry Potter”. Mais la magie s’est vite estompée. Juliette Démas commence donc à faire des recherches et se rend vite compte que de nombreux enfants n’ont pas de quoi manger sans accès à la cantine gratuite. Et pendant la pandémie, le choc est plus frappant encore, des milliers d’enfants ayant été dans une situation extrêmement délicate. “Je suis arrivée à Londres fin 2022, c’était vraiment l’apogée de la crise du coût de la vie, on ne parlait que de ça. Je voyais ces longues queues pour les banques alimentaires, des personnes qui faisaient des tours et des tours de bus pour pouvoir rester au chaud, des enfants sans centre social pour s’occuper pendant les vacances”.
Juliette Démas décide alors de tenir un journal de crise pour noter tout ce qu’elle voyait autour d’elle, “toutes les remarques, les conversations tenues, les petites phrases des politiques, les unes de journaux”. “En même temps, j’ai essayé de construire une explication pour comprendre pourquoi le Royaume-Uni s’en tirait aussi mal par rapport à l’Europe, par rapport à la France”. Pour cela, elle interroge des gens autour d’elle sur comment ils vivent cette crise qui trouve ses racines dans des politiques menées depuis plus d’une décennie. “J’ai contacté énormément de gens, j’ai fait des dizaines et des dizaines d’interviews, j’ai fait le pied de grue devant des banques alimentaires, juste pour voir, pour comprendre”. Problème : contrairement aux Français, les Britanniques n’ont pas la culture de la râlerie. “Il a donc fallu trouver des gens qui avaient un peu d’indignation et déjà un discours construit sur la question. Des gens qui étaient soit déjà porte-parole soit syndiqués, et étant prêts à ouvrir un petit peu la porte de leur vie privée”. D’autres, qui n’avaient pas forcément de plateforme pour parler, mais qui étaient dans cette démarche de vouloir prendre la parole, ont aussi contribué à ces témoignages.
Juliette Démas a ainsi construit son livre, qu’elle titrera “Les affamés du royaume” (publié en mars dernier aux éditions Stock), comme un dialogue entre ses propres constats du pays dans lequel elle vit et l’expérience de ces Britanniques après une quinzaine d’années d’austérité. “Au début, je me disais qu’il me fallait des personnes sans faille, pour que rien ne leur soit reproché dans leur discours, dans ce qu’elles avaient à dire”. En somme, pour qu’elles ne puissent pas être rendues responsables de leur situation de pauvreté. “D’ailleurs, c’est un peu la logique des politiques d’austérité : si vous êtes pauvre, c’est parce que vous l’avez choisi, parce que vous ne savez pas gérer votre argent”.
La jeune femme les a suivis pendant deux ans, dans des villes différentes du Royaume-Uni, et elle-même a beaucoup appris de ces Britanniques. “On apprend à écouter de manière très active et très déconstruite, à prendre les gens très au sérieux. Quoi qu’ils disent, il faut l’accueillir et revenir plus tard dessus”. Juliette Démas explique aussi avoir passé de très bons moments, comme cette fois où elle a passé une journée au parc avec Diana, une des personnes témoignant dans le livre, et ses enfants. “Il y a pas mal de fois où je me suis retrouvée le matin à prendre un petit déjeuner avec un député avant d’aller dans des banques alimentaires et y passer le reste de ma journée”.
Le terrain, c’est ce qu’elle aime. “Faire ce livre a confirmé que ma place de journaliste était plutôt du côté des banques alimentaires qu’à faire la grenouille de bénitier au Parlement. J’aime être au plus proche des gens, les écouter car c’est quelque chose qu’on fait très mal de manière générale”. Ses témoins se sont livrés facilement à sa plus grande surprise. “Ils ont été d’une générosité dans leurs témoignages”. Même dans leurs moments de vie plus difficiles, comme quand l’époux de Jo, une de ses témoins, est décédé d’un accident cardiaque quelques mois seulement après avoir pris sa retraite.
Pour recueillir ses témoignages, Juliette Démas a mis en place un processus très ouvert, où les personnes peuvent demander à ne pas évoquer une expérience ou un ressenti. “Je leur ai dit qu’on pouvait travailler ensemble sur le texte, car c’est leur histoire, elle ne m’appartient pas. En tant que journaliste quand quelqu’un nous fait confiance et nous livre son histoire, il y a une sorte de responsabilité énorme à la fois de leur faire justice et de rendre ça lisible et avec du sens”. Un processus qui lui a permis de collecter des récits forts et sincères. “Leur parole est si rarement accueillie et si rarement portée qu’ils la donnent en fait avec beaucoup d’enthousiasme”.
En racontant la pauvreté au Royaume-Uni, elle n’en oublie pas celle qui sévit en France. Une pauvreté souvent conjuguée avec le mépris de la classe politique. Qui ne se souvient pas, pour ne citer que les deux derniers dirigeants français en place, des “sans-dents” de François Hollande, ou encore du “il suffit de traverser la rue pour trouver du travail” et “les gens qui ne sont rien” d’Emmanuel Macron ? “La tentation de blâmer les mères célibataires, les pauvres, les réfugiés est la même partout. Il n’y a certes pas eu en France les mêmes politiques d’austérité mais la tentation est la même et on n’est vraiment pas loin derrière, surtout quand on voit les dernières réformes”.
Optimiste de nature, Juliette Démas a voulu publier ce livre pour montrer que les choses pouvaient encore bouger, en réduisant la distance entre dirigés et dirigeants mais aussi entre les différentes classes sociales, en créant plus d’empathie et en luttant contre les clichés. “Car personne n’est à l’abri de la pauvreté”.
L’autrice sera à la Librairie La Page le mercredi 30 avril pour une rencontre-dédicace.
Rencontre-dédicace avec Juliette Démas
Quand : mercredi 30 avril à 6.30pm
Où : Librairie La page, 7 Harrington road, London SW73ES
Inscriptions : ici