Comme il l’a écrit sur son compte X (ex-Twitter) jeudi 2 mai dernier, “il n’y a pas de gauches irréconciliables. Mais il y a le sectarisme, les ambitions personnelles, l’hubris, la stupidité de certaines personnes, qui donnent l’impression que les gauches sont ‘irréconciliables’”. Un tweet en réaction, à l’exfiltration forcée de la tête de liste socialiste aux élections européennes, Raphaël Glucksmann, interdit d’accès, par des militants de gauche, à une manifestation du 1er mai à Saint-Etienne. Il n’y aurait donc pas de gauches irréconciliables mais seulement des guerres d’égo, selon Philippe Marlière, politiste et professeur en politiques françaises et européennes à l’University College London, qui justement vient de co-signer un ouvrage sur le sujet.
Il n’y a pas de gauches irréconciliables. Mais il y a le sectarisme, les ambitions personnelles, l’hubris, la stupidité de certaines personnes, qui donnent l’impression que les gauches sont « irréconciliables ». https://t.co/RuGryY6LL0
— Philippe Marlière (@PhMarliere) May 2, 2024
Ce livre, co-écrit avec Philippe Corcuff, professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Lyon et paru le 3 avril aux Editions Textuel, “est un cri d’alarme” devant l’état de délabrement de “LA” gauche. L’ouvrage, baptisé Les Tontons Flingueurs de la gauche – en clin d’œil au célèbre film de Georges Lautner -, analyse d’une manière originale les raisons du délabrement actuel de la gauche française, embourbée dans une crise sans précédent.
Les deux auteurs s’adressent ainsi, sous la forme de lettres ouvertes, à six acteurs politiques, choisis parce qu’ils représentent, souligne Philippe Marlière, “différentes sensibilités problématiques de la gauche”. Parmi eux, l’ancien président de la République socialiste François Hollande, l’ancien candidat à la présidentielle La France Insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon, le député de la NUPES François Ruffin, le chef de file du parti communiste Fabien Roussel, le philosophe “de gauche” Michel Onfray et enfin l’actuel président Emmanuel Macron. Ce dernier choix pourrait en surprendre plus d’un, reconnaît Philippe Marlière. Mais le politiste rappelle que l’actuel chef de l’Etat, avant d’être élu, a travaillé sous la présidence socialiste de François Hollande, à la fois comme secrétaire général de l’Elysée mais aussi comme ministre de l’Economie.
Quand on lui fait remarquer qu’il n’y a pas de femmes dans la sélection, il répond en souriant : “C’est plutôt bon signe”. Il souligne par ailleurs un point intéressant : les femmes, certes de plus en plus nombreuses présentes dans les partis, parfois en étant à la tête (comme Marine Tondelier pour le Écologistes) ou bien en menant des listes (notamment aux Européennes, avec par exemple Manon Aubry pour La France Insoumise), ou encore de plus en en plus nombreuses à occuper la scène politique en dirigeant par exemple les principaux syndicats français (Sophie Binet pour la CGT, Marylise Léon pour la CFDT), sont pourtant les grandes absentes de “la mère de toutes les élections”, à savoir la présidentielle, scrutin pourtant le plus important aux yeux des Français.
Mais pour en revenir au sujet principal, à savoir l’état actuel de la gauche française, si elle n’en est pas à sa première crise, celle-ci pourrait être la pire qu’elle ait connue. Les raisons ? Certainement pas l’absence d’union. “Ce n’est pas non plus un problème de programme”. Non, son problème majeur repose en réalité sur sa crédibilité, estime le politologue. “Il manque aujourd’hui une identité collective, ce que l’on appelle un imaginaire”. Car le vote, rappelle-t-il, ne se décide pas seulement sur la base d’un programme, mais se joue à l’affect.
Si jusque dans les années 80, la gauche était encore empreinte de cet imaginaire, il a disparu suite à deux chocs importants qui l’auraient traversée. “D’abord, la fin du soviétisme à la fin des années 80 avec la chute de l’URSS, qui représentait le bloc contre le modèle anti-capitaliste”, analyse le politiste, “puis, s’est ajoutée la perte du soutien de la classe ouvrière, qui s’est transformée face à la montée du capitalisme”. Les modes de travail plus fragmentés, le changement des conditions de travail, l’avancée du néo-libéralisme et la fin des 30 Glorieuses auront donc eu une influence majeure sur l’effritement progressif de la gauche. “Même la droite modérée des années 70 expliquait qu’il ne fallait pas toucher à l’Etat providence, à l’interventionnisme. Mais depuis 40 ans, on constate un désengagement progressif de l’Etat notamment dans des domaines importants comme la santé, l’éducation ou les transports”. Un désengagement auquel la gauche, qui n’a pas su réinventé son imaginaire depuis, a également participé, et encore dernièrement sous la présidence de François Hollande.
Dans leur livre, les deux co-auteurs abordent aussi ce qu’ils appellent le “confusionnisme”, autrement dit la perte d’un discours authentiquement de gauche. “Les dirigeants de la gauche empruntent aujourd’hui dans leurs propos des valeurs longtemps véhiculées par la droite et l’extrême droite, à la fois anti-européennes et anti-américaines”. Ce qui finit, selon Philippe Marlière et son confrère, à brouiller les repères du clivage – pourtant essentiel, disent-ils – droite/gauche. Parmi les dignes représentants de ce confusionnisme, des personnalités comme Jean-Luc Mélenchon ou encore François Ruffin, selon les auteurs.
Le premier d’ailleurs, selon Philippe Marlière, a aussi contribué à l’échec de l’union de la gauche à cause de ses discours populistes. “Il participe à ce brouillage en opposant le peuple aux élites qu’il diabolise, ce qui est une lecture simpliste. Or, l’outrance nourrit le ressentiment alors même que la démocratie doit avant tout être un collectif”. Si le discours d’une certaine gauche se dit aujourd’hui néo-républicain – un terme devenu “incantatoire et obscur” -, il serait aujourd’hui plutôt teinté des propos “exclusifs, racistes et islamophobes”. Une tendance née sous l’impulsion de Jean-Pierre Chevènement et repris aujourd’hui par le Printemps Républicain. De quoi créer des tensions continuelles entre les différents courants de pensée de la gauche.
Si ce n’est pas la première crise que la gauche traverse, celle qu’elle vit aujourd’hui frôle-t-elle la limite du réversible ? “Même après sept ans d’Emmanuel Macron, la gauche, en allant de la NPA au PS, reste fragmentée et seulement à un niveau global de 30% de vote”, expose le politologue. Loin derrière l’extrême droite. Philippe Marlière espère ainsi une réaction rapide, d’où l’objet du livre qu’il a co-écrit. Mais la gauche à renaître devra être avant tout , “nuancée en tenant bon sur ses valeurs”, démocratique, avec un ou une porte-drapeau compétent mais aussi populaire et rassembleur. Le besoin de faire émerger de nouvelles têtes – “pourquoi pas une femme”, estime Philippe Marlière – qui ont envie de travailler en collégiale est donc urgent. Le politiste préconise que pour les trois ans à venir, avant la prochaine présidentielle, des séances de travail sur ce qu’est la gauche aujourd’hui, comment elle peut gérer sa diversité et la faire fonctionner démocratiquement, puissent se tenir. En attendant, une question se pose : est-ce que les prochaines élections européennes pourraient galvaniser les troupes si le PS arrivait en tête ? “Cela pourrait avoir un effet, mais ce serait à la marge”, pense le professeur.