Plus qu’un pari, c’était un rêve. Dix ans après avoir planté ses premières vignes dans le Kent, la maison de champagne française va enfin récolter les fruits de ce travail.
Tout a commencé en 2006, alors que la famille Taittinger redevient actionnaire majoritaire de l’entreprise. Son distributeur au Royaume-Uni, Patrick McGrath, aide alors la marque à se développer sur le marché britannique. “Puis un jour, il a demandé à mon père s’il était envisageable de distribuer du sparkling wine anglais”, confie Vitalie Taittinger, présidente. Son père, Pierre Emmanuel Taittinger, qui considère Patrick McGrath comme “un frère”, est titillé par l’idée et propose alors que les deux hommes s’associent dans ce projet.
La première étape consistera alors à la recherche d’un lieu où implanter leur domaine viticole. Pierre-Emmanuel Taittinger et Patrick McGrath choisissent, en 2015, le Kent, après avoir sondé les sols dans cette région du sud-est de l’Angleterre, qui offre alors des sols calcaires profonds et bien drainés et des pentes exposées au sud, présentant des similitudes non négligeables avec le terroir champenois. Pour créer l’histoire de leur sparkling wine, ils décident de s’appuyer sur l’histoire de Charles de Saint-Evremond, poète et critique littéraire français reconnu pour ses efforts visant à introduire et à populariser le champagne en Angleterre au XVIIe siècle. Tout un symbole pour parler de l’amitié franco-britannique, souligne Vitalie Taittinger.
Le travail du sol peut commencer dans le domaine qui portera donc le nom d’Evremond. Des vignes seront alors plantées en 2017. Puis deux ans plus tard, une première récolte de raisins sera réalisée, avant que ne commence la construction concrète du domaine viticole en 2022. “On espérait faire les choses plus tôt”, avoue la présidente, “mais il y a eu quelques aléas”. Et puis, comme le souligne Vitalie Taittinger, la nature a son propre rythme qu’il faut respecter.
Si certaines études publiées ces dernières années montrent que l’Angleterre pourrait bien concurrencer la France dans le domaine viticole, conséquence du changement climatique rendant le pays plus apte à permettre la production de vins de qualité, ce n’est pas ce qui a poussé la famille Taittinger a choisi de s’installer de ce côté de la Manche, assure Vitalie Taittinger. “Nous n’avons pas vu les choses sous ce prisme. Si cela avait été le cas peut-être que nous aurions pris un autre endroit, avec un climat plus contrasté. Mais ce qui nous a intéressé, c’est le fait qu’il est plus facile d’appréhender la question de la viticulture en Angleterre aujourd’hui qu’il y a quelques années”.
L’envie de venir en Angleterre serait aussi surtout liée à celle de vouloir rendre aux Britanniques qui ont “toujours donné beaucoup d’amour” au champagne at aux vins pétillants. “Ce sont des ambassadeurs fabuleux”, estime la Française, “je pense qu’ils sont aussi très contents qu’on vienne travailler le sol anglais”.
Les premières bouteilles seront donc commercialisées en mars prochain, exclusivement sur le marché du Royaume-Uni. Une première étape vers une vente au-delà des frontières britanniques ? “On verra en fonction de la pertinence d’exporter ou non, mais aussi en fonction des volumes”. Des discussions sont pour le moment en cours pour savoir exactement où ces bouteilles seront distribuées dans le pays.
Mais une chose est sûre, le prix se situera autour de £50, un montant justifié, explique Vitalie Taittinger, “par l’excellence du projet”. “C’est la valeur de ce vin. C’est le prix du bien-faire, de dix ans de travail et d’expérience en Champagne et en Angleterre. C’est aussi le prix qui nous permettra de continuer à faire vivre ce projet avec une qualité de réalisation impeccable”. La présidente confie qu’il y a également eu une large réflexion sur le positionnement à donner. “On ne l’imaginait pas être ancré autrement que dans l’excellence, comme en Champagne”.
Avant ce grand lancement attendu en mars, il y a eu l’inauguration du chai en septembre dernier en présence de la Duchesse d’Edimbourg, belle-sœur du roi d’Angleterre. Le public pourra lui aussi découvrir le “Cellar Door” un peu plus tard, au printemps prochain. “On souhaitait dès le départ ouvrir le domaine qui s’étend sur 60 hectares et qui a vraiment transformé le paysage. Car le vin, c’est aussi la conquête du paysage, de la beauté, de la nature. Quand on est là-bas, on est assez ému, notamment quand le domaine est si jeune”.
Jusqu’ici, c’était l’équipe française qui supervisait le projet en collaboration avec le prestataire anglais sur place. “On va continuer ainsi, et petit à petit on va essayer de rendre le domaine viticole de plus en plus indépendant”. Un premier employé sera présent sur place dès mars. Ce sera la fille de Patrick McGrath, India. “Elle a travaillé dans l’humanitaire avant de nous rejoindre et elle incarnera le projet qu’elle portera au quotidien”, confie Vitalie Taittinger. L’équipe s’étoffera ensuite progressivement.
Après le Kent, et la Napa Valley en Californie aux Etats-Unis dans les années 80, la maison française ambitionne-t-elle d’autres développements à l’international ? “Quand on a la chance de vivre autant de bonheur avec un projet, on ne peut pas s’empêcher d’aller regarder ailleurs. Mais ce qui est aussi certain, c’est que de tels projets demandent du temps et beaucoup de travail car on est dans un nouveau pays avec de nouvelles lois et cultures à prendre en compte. On ne peut pas arriver en force quand on n’est pas chez soi”, commente la présidente.
D’autant plus, ajoute-t-elle quand le projet veut être une référence. “Le succès ne se forge pas seulement par le vin, mais aussi par la richesse de la relation humaine et la beauté du vignoble”.