Rompre avec la binarité, tel pourrait être le résumé de “The undefinable”. Cette pièce, jouée au Camden People’s Theatre du mardi 10 au samedi 21 décembre 2019, met en scène Eugénie Pastor et Shamira Turner dans deux personnages hors-normes inspirés de leurs vies respectives. Il en découle une réflexion plus globale sur l’amour. Comment se construit-on individuellement et au travers de nos relations ? Pourquoi chercher invariablement à tout “faire rentrer dans des cases” ? Autant d’interrogations que soulèvent ces artistes – nées de part et d’autre de la Manche – dans une création en franglais résolument ouverte et inclusive.
Au fin fond d’un garage se tient les deux micros d’un studio de radio improvisé. Deux ami.e.s s’y retrouvent pour y réaliser l’une de ces émissions diffusées dans le creux de la nuit et où se mêlent confidences, humour et chansons. Il y est question d’amour, d’amitiés et plus largement d’attirance et de sentiments. Le titre de la pièce résume d’ailleurs à lui seul son univers. “The undefinable”, comme un clin d’œil à “tout ce qu’on ne définit pas car nous n’avons pas les mots appropriés”, explique Eugénie Pastor avant de poursuivre, “on voulait s’interroger sur des personnages non-genrés ou pris dans une sorte d’entre-deux”.
Cet aspect se retrouve d’ailleurs dans une mise en scène pensée pour être “ambiguë”. Tantôt seins nus, tantôt plus “masculines” avec leurs perruques courtes, difficile de donner un sexe à leurs personnages. Et pour cause, ce sont avant tout deux individus très proches “ayant dépassé le stade de la simple amitié tout en restant dans une relation aromantique”, relate la Française avant d’enchérir, “c’est difficile de ne pas être objectivées sur scène et c’était donc une manière de reprendre le pouvoir sur la façon dont on se représente et on se donne à voir du public”.
Au fil des répliques, l’implicite se niche progressivement jusque dans les intentions des deux acolytes. “L’histoire n’est pas linéaire et à un moment donné on ne sait plus vraiment si les deux animateurs sont toujours dans leur émission de radio ou s’ils sont juste en train de se confier l’un.e à l’autre”, détaille la comédienne. Cette évolution s’accompagne en outre de plusieurs intermèdes musicaux où s’entrecroisent des compositions originales à la flûte, à la basse ou à la Keyrar (croisement entre un synthétiseur et une guitare, ndlr), ainsi que des reprises de Modjo, Mariah Carey ou encore Elvis Presley.
Une fois côte à côte, force est de constater qu’Eugène Pastor et Shamira Turner se ressemblent, au moins physiquement. “Quand on a commencé à jouer ensemble, il est arrivé que l’on nous confonde ou même que l’on nous prenne pour des jumelles”, s’amuse la Française. Il faut dire que depuis leur rencontre en 2008, les deux trentenaires ont été co-locataires et sont devenues quasiment inséparables. “Il y a comme une symbiose entre Shamira et moi – quelque chose de très fort mais pas romantique – qui détermine pas mal d’éléments de nos vies”, confie la Londonienne d’adoption. Mais depuis quelques années, les deux comparses disent “ressentir une pression sociale” de la part de leurs proches “s’étonnant” de ne pas les voir “casées”, relate Eugénie Pastor. Qu’importe, cette situation les a inspirée pour mettre sur pied “The undefinable”.
Pendant deux ans, le duo s’est adonné à une forme de création originale, appelée “devised theatre”, consistant à imaginer collectivement des scénettes éparses qui, mises bout à bout, génèrent un script, et non l’inverse. “On a commencé par travailler la musique et de là ont commencé à émerger des créatures pour lesquelles on a imaginé des dialogues et des images visuelles”, explique celle qui a également mis un point d’orgue à rendre le spectacle inclusif. En effet, les déficients visuels ainsi que les non-voyants ne seront pas en reste puisque de nombreux éléments d’audiodescription ont été intégrés au texte de la pièce afin de “rompre avec l’idée que le théâtre est nécessairement une expérience visuelle”. “On n’était pas à l’aise avec l’idée que les malvoyants aient à faire un effort supplémentaire pour profiter de l’art”, appuie Eugénie Pastor.
Pour ouvrir encore davantage le débat autour des manières d’aimer et de l’exprimer, les deux comédiennes tiendront en outre un café-débat vendredi 13 décembre à 4pm au Camden People’s Theatre (entrée gratuite). L’occasion d’en savoir un peu plus sur les formes d’amour marginalisées au moyen d’une approche philosophique. “C’est important ces façons de partager qui vont au-delà du spectacle”, insiste la Grenobloise qui mettra ainsi à profit sa formation littéraire.
Après être passée par les prestigieuses classes préparatoires hypokhâgne et khâgne, Eugénie Pastor a vécu un an à Canterburry en 2005 dans le cadre du programme d’échange européen Erasmus. A son retour dans l’Hexagone, elle a entamé un master en littérature comparée qu’elle a envisagé de prolonger par une thèse avant de se raviser. “En France, la façon dont on étudie le théâtre à l’université est trop littéraire et je voulais sortir de cet aspect pour me pencher plus sur le côté anthropologique”, détaille la comédienne.
Ayant finalement décroché une bourse à l’université londonienne de Royal Holloway, Eugénie Pastor s’expatrie dans la capitale anglaise en 2008 pour y réaliser une étude comparée sur les théâtres français et britanniques. En parallèle, elle reprend contact avec des connaissances liées à Canterburry qui, depuis, ont monté la compagnie Little Bulb. “J’ai commencé à travailler avec eux sur un ou deux projets et c’est assez vite devenu professionnel”, se rappelle la jeune femme. Une fois sa thèse finalisée en 2013, elle commence à travailler en tant qu’artiste indépendante tout en donnant des cours à l’université.
La complicité grandissante avec Shamira Turner conduit alors les deux femmes à imaginer un spectacle centré sur deux sosies pour interroger la question du double et de l’identité. En 2015, le projet se concrétise et donne naissance à leur propre compagnie prénommée She goat. Cet espace d’expression permet ainsi à Eugénie Pastor d’importer outre-Manche une partie de ses origines, d’où de nombreuses références à la pop-culture françaises des années 1990 et 2000 notamment. “Le biculturalisme est le reflet de nos identités mais aussi notre richesse”, en vient à conclure celle qui “adorerait pouvoir jouer la pièce en France”.