Pour les acteurs de la haute gastronomie au Royaume-Uni, le Gavroche, à Londres, n’était pas un restaurant mais « le » restaurant. Celui qui a donné ses lettres de noblesse culinaires à tout un pays à partir des années 1960 et qui a baissé le rideau en janvier 2024 à Mayfair.
Des milliers de cuisiniers, anonymes ou auréolés d’étoiles Michelin, mais aussi des clients, ont commenté, la larme à l’œil sur leur téléphone, la publication Instagram. Ce jour-là, le 8 août 2023, c’est un petit séisme au Royaume-Uni. Le patron et héritier du Gavroche, Michel Roux Jr, vient d’annoncer sur les réseaux sociaux la fermeture définitive de l’établissement cinq mois plus tard. « Une grande page se tourne. Nous continuons à marcher. Nous poursuivons notre chemin dans la vie. Le temps passe. Mais que de souvenirs », peut-on lire. Plus loin : « ll a été une source d’inspiration pour beaucoup d’entre nous. Je vous envoie mon amour, à vous et à toute votre merveilleuse équipe », . Ou encore : « Les légendes ne meurent jamais ».
Car on ne parle pas de n’importe quelle adresse, on parle d’un mythe vivant. C’est comme si la table de Paul Bocuse venait à disparaître. Ce dernier a sorti les chefs de leurs cuisines et a permis leur starification. Le Gavroche fut lui aussi un point de départ, une boussole, un pionnier. Le premier grand restaurant du pays (du 21e siècle) à son lancement en 1967. Robert Redford, Ava Gardner et Charlie Chaplin étaient présents lors de l’inauguration où se sont massés plusieurs centaines d’invités.
Chaplin était tombé sous le charme au point d’y retourner chaque soir pendant une semaine. Le Gavroche fut aussi le premier restaurant à obtenir trois étoiles au guide Michelin au Royaume-Uni, en 1982. Même Le Monde relaya la nouvelle. Peu importe si la cuisine était française : cela voulait dire qu’on pouvait faire de la grande cuisine en Angleterre, jusqu’il n’y a pas si longtemps sans cesse moquée pour le contenu de ses assiettes. Albert et Michel Roux, les cuisiniers à l’origine des lieux, furent les premières grandes stars de la gastronomie dans le pays. « Qui, avant les frères Roux, savait que les chefs avaient des noms ? », écrivait l’Evening Standard en 2020.
Mais outre les récompenses et la longévité du restaurant, c’est également sa dimension de centre de formation qui restera gravée dans les mémoires. « Il n’a jamais été qu’un restaurant. C’était une école », a pointé dans un article Jay Rayner, célèbre critique gastronomique en poste au Guardian. La liste d’anciens d’élèves est longue, de la méga-star Gordon Ramsay à Marco Pierre White (tous deux lauréats du Graal Michelin) en passant par d’autres toques elles aussi devenues des célébrités locales comme Marcus Wareing et Marcus Wareing, jurés de l’émission de la BBC Masterchef : The Professionnels.
« Un arbre généalogique de la restauration avec le Gavroche comme tronc serait en effet un chêne puissant », notait Jay Rayner dans le Guardian. Le directeur du restaurant, l’Italien Silvano Giraldin, 37 ans de maison, enseigna lui aussi ses préceptes à des générations de jeunes travaillant en salle. Albert Roux l’avait dit au détour d’une interview : « C’est mon plus grand plaisir. J’adore transformer un âne en cheval de course ». On parle de 700 chefs formés ici…
Fils d’Albert, Michel Roux Jr, 63 ans, a justifié cette décision difficile en indiquant qu’il était usé et que cela lui permettrait de passer plus de temps en famille et de redevenir maître du projet. Ce marathonien qualifiait le Gavroche dans le Financial Times d’une sorte de « monstre qui avait pris le contrôle de sa personne ».
La marque ne disparaît pas mais elle ne sera plus fixée à un lieu : pour le moment, le Gavroche s’est associé aux bateaux de croisière Cunard. Michel Roux Jr avait demandé à sa fille, qui tient le restaurant Caractère à Londres avec son compagnon, si elle voulait reprendre le flambeau mais ces deux-là ont décliné. Un Roux ou rien au Gavroche, alors que les frères sont décédés entre 2020 et 2021.
Quel chemin parcouru… Albert Roux et son cadet Michel naissent dans les années 1930-1940 en Saône-et-Loire, issus d’une famille de charcutiers. Albert se destinait à l’Église mais un vieux prêtre qui ne sentait pas bon – ce sont ses mots – le fait changer d’avis. Son parrain, chef des fourneaux de Wallis Simpson, duchesse de Windsor (celle qui fit tourner la tête du roi Edouard VIII qui dut renoncer à la couronne), le met alors sur les rails de la cuisine en le plaçant chez la vicomtesse Nancy Astor.
Puis Albert travaille pour l’ambassadeur de France à Londres avant d’effectuer la mission inverse (l’ambassade britannique à Paris). Par la suite, il devient chef privé pendant huit ans pour Peter Cazalet, notamment entraîneur des écuries de la reine mère. Michel, alors en poste pour la famille Rothschild, le rejoint à Londres : tous deux voient l’opportunité de créer un restaurant de grande classe dans la capitale britannique qui est considérée comme un désert culinaire.
En 1967 donc, ils ouvrent leur Gavroche avec les contacts et l’argent de leurs anciens employeurs, qui iront jusqu’à leur prêter des tableaux signés Miro, Dali ou Chagall pour décorer le restaurant dont la salle était située au sous-sol. Quant au nom du restaurant, il le doit au personnage d’enfant des rues de Paris dans le roman Les Misérables de Victor Hugo.
L’histoire dit que Michel Roux s’était rendu à Londres depuis la France dans une vieille Citroën avec un tableau récupéré à Montmartre qui mettait à l’honneur le fameux gamin des rues. Les médias ont raconté comment l’épouse du petit frère faisait les allers-retours, chaque semaine, pour apporter clandestinement de la volaille, du foie gras et des charcuteries afin d’approvisionner l’établissement.
Une première étoile arrive en 1974, suivie d’une deuxième en 1977 et d’une troisième cinq ans plus tard. On se bouscule alors dans le restaurant pour goûter le cœur d’artichaut Lucullus farci de foie gras et de truffe, le homard poché au beurre ou encore l’omelette Rothschild (soufflée) accompagnée de sa sauce à l’abricot. « Les autres restaurants ont des plats signature : le Gavroche, lui, a un menu signature », considérait le Telegraph il y a une dizaine d’années.
Mais la star absolue d la carte fut le fameux soufflé Suissesse. Trois minutes de cuisson pour ce mélange de blancs d’œufs, de sel et de béchamel enrichie de jaune d’oeuf avant d’être gratiné avec du gruyère et du cheddar. L’Evening Standard comparait le soufflé à la Joconde de Léonard de Vinci…
À une époque, Michel Roux Jr a arrêté de servir l’intitulé pendant un mois : face aux demandes et aux plaintes des clients, il dut le ré-inscrire à la carte. On dit qu’un million de ces soufflés ont été commandés en un demi-siècle.
Les chiffres justement, c’est à ça qu’on reconnaît les très grands restaurants. Trois clients n’avaient-ils pas dépensé près de £70,000 durant un seul repas ? A l’inverse, le menu déjeuner du Gavroche fut jusqu’en 2021 l’une des meilleures affaires de la ville : £76 par personne pour trois plats, des petits fours et une demi-bouteille de vin. La presse s’était d’ailleurs émue de la disparition de cette offre.
Fort du succès du Gavroche, Albert et Michel Roux ouvriront d’autres adresses par la suite dont un autre restaurant encore aujourd’hui doté de trois étoiles Michelin planté à une heure de voiture à l’ouest de Londres, le Waterside Inn. Livres, émissions à la BBC… : les deux frères vont décliner leur univers un peu partout et laisser la main au fils d’Albert, Michel Roux Jr, en 1991.
Le Gavroche perdra sa troisième étoile deux ans plus tard mais les clients continueront à affluer. Il en a vu d’autres, comme cette polémique reprise jusqu’à la presse française concernant l’hygiène supposée douteuse de l’établissement, affaire judiciaire remportée par les restaurateurs.
Obsédé par la formation, le duo créera une bourse, la Roux Brothers Scholarship, qui peut se targuer d’avoir aidé près de 40 cuisiniers à intégrer les plus grandes brigades du monde en plus de chèques pour aller voir des producteurs et artisans inspirants ou pour découvrir des restaurants rêvés, en tant que clients cette fois. Les Roux sont allés jusqu’à investir dans tout un tas de projets initiés par leurs disciples. Le Gavroche est et était une grande, grande famille.