“Londres m’a donné la liberté et cette impression qu’on peut tout réaliser”. Audrey Fattouche arrive en 2009 dans la capitale anglaise pour prendre un poste en marketing au sein d’une grande entreprise japonaise de cosmétiques. L’occasion pour elle de réaliser deux rêves. Le premier, celui de vivre à Londres, ville qu’elle a toujours trouvé “énergique et dynamique”. Le second, celui de rendre fière sa famille. “Mes grands-parents étaient agriculteurs et mes parents étaient employés dans une entreprise. Mon père et ma mère ont toujours eu, pour mes deux sœurs et moi-même, une exigence de réussite académique pour nous permettre de garder toutes les portes ouvertes”. Sa détermination naît aussi du fait qu’elle a enchaîné les petits boulots, de caissière à employée à l’usine, en passant par guichetière dans une banque pendant ses vacances d’été. De quoi financer ses études en école de commerce à Lyon, qui lui permettra de sortir des frontières bretonnes, elle qui a toujours été curieuse et avide de voyages.
Et son premier voyage sera au Japon. Lors de ses études, Audrey Fattouche, alors âgée de 20 ans, a en effet l’opportunité de faire un stage à Tokyo dans une entreprise de pétrochimie. “C’était la première fois que je prenais l’avion”, se souvient-elle. Elle retiendra l’accueil, la générosité et l’hospitalité des Japonais mais aussi l’expérience de la hiérarchie masculine et rigide. Ce “voyage initiatique” sera par ailleurs une révélation pour elle, quand elle apprend la calligraphie. Car quelque chose la rappelle à son amour du dessin. “J’ai grandi dans une petite ville en Bretagne, et il n’y avait pas beaucoup d’activités, je passais beaucoup de temps à la bibliothèque”. Audrey Fattouche commence à reproduire les bandes dessinées et livres d’art qui lui tombent sous la main. Elle crée ensuite ses propres BD et illustrations de poésie. “Mais avec les études, j’avais perdu un peu tout cela”, confie-t-elle. Jusqu’à ce voyage au Japon, qui a été un “choc visuel et où la méditation par le dessin est très forte”.
Mais c’est bien dans le marketing qu’Audrey Fattouche va d’abord poursuivre sa carrière. Après ses études, elle arrive donc à Londres au sein de cette entreprise japonaise de cosmétiques, dans laquelle elle reste un an. Puis, elle enchaîne les expériences dans des grandes sociétés de luxe. “Au bout d’une dizaine d’années, j’arrivais à bout de souffle. Même si j’avais beaucoup appris, en dirigeant des équipes, en lançant des projets ou encore en voyageant, je cherchais un sens à mon travail”, confesse-t-elle, “je m’étais prouvée qu’en tant que petite Bretonne d’une famille modeste, j’avais réussi à avoir cette belle carrière, mais j’avais ce besoin de me réaliser par autre chose”. C’est la maternité qui va aussi tout remettre en perspective pour la Française. Après avoir eu son second enfant, elle décide de retourner au dessin et suit ainsi des cours à la prestigieuse Central Saint Martins de Londres. “Là-bas, je me suis sentie dans mon élément”. Puis, à l’arrivée de la pandémie, elle pose sa démission. “Je me suis dit qu’il fallait que je me laisse une chance de me lancer dans une carrière artistique”.
Audrey Fattouche doit faire face à l’incompréhension de sa famille, mais elle sent que ce chemin est le bon pour elle. Elle s’inscrit en 2021 à des cours de dessin de modèles vivants au sein du Dulwich Art Group. “J’ai tout de suite cliqué avec le groupe”, raconte-t-elle. Simon Dunstan, le propriétaire des lieux, repère son talent et lui demande très vite si elle peut faire un remplacement en tant qu’enseignante. “Je lui ai répondu que je n’avais aucune expérience, mais il a insisté”. La Française accepte, manière pour elle de se donner une légitimité dans son changement de carrière professionnelle. “Enseigner c’est gratifiant, mais cela rend aussi humble. Nous sommes là pour donner quelque chose aux autres afin de les aider à grandir, c’est à l’opposé de l’égocentrisme”.
Cela se passe tellement bien que le propriétaire des lieux demande à Audrey Fattouche de reprendre le cours d’introduction au dessin. “J’ai alors senti le besoin de me former à nouveau”. Elle s’inscrit à la Royal Drawing School à Shoreditch de septembre 2022 à Pâques 2023. De quoi lui redonner confiance, elle qui n’a pas fait les Beaux Arts. “Cela m’a permis, en plus de travailler ma technique, de me créer un réseau”. Car pas simple de faire comprendre aux personnes ne naviguant pas dans le monde de l’art qu’artiste est un métier à part entière. “Il faut se battre pour que les gens prennent au sérieux une carrière artistique. Plus encore quand on est une femme et qu’on a des enfants”.
Il y a un an, elle installe son atelier à Brixton, une manière d’avoir “une pratique plus sérieuse et être plus libre”, mais aussi pour bien séparer sa vie privée de sa vie professionnelle. Là, elle y travaille notamment sur des portraits, s’inspirant beaucoup de ses proches, mais aussi sur des scènes quotidiennes de la vie. “Être un artiste, c’est être dans la contemplation, avoir une sensibilité et un regard frais, apprendre à ralentir et voir la beauté du quotidien”, pense-t-elle avant d’ajouter, “tout ne repose pas sur la technique pour montrer à quelqu’un ce qu’on a vu. Chacun a sa propre vision, tout est tellement personnel”.
Trois mois plus tard, un projet fou lui est proposé. Une amie de longue date, qu’elle a connue au collège, la contacte. “Elle m’explique qu’elle travaille pour la marque de selles sur mesure et haut de gamme Butet. L’entreprise cherchait alors quelqu’un pour créer une illustration célébrant le sport équestre et les épreuves olympiques qui se dérouleront à Versailles pendant l’été 2024”. Audrey Fattouche accepte et se met au travail, en prenant en compte les contraintes artistiques imposées par la marque. Dans son design, elle s’inspire du trait figuratif de Chagall et inclut des éléments comme une fontaine, typique de Versailles, du saut d’obstacle, la Tour Eiffel, des gradins rappelant la présence du public lors des épreuves équestres… “Je voulais souligner le côté enchanteur et poétique de Versailles mais aussi la grâce du cheval”.
Et son dessin fait mouche. Elle est choisie parmi tous les designs proposés à Butet. Audrey Fattouche se dit très touchée par cette “belle opportunité et confiance” qui permet d’asseoir sa crédibilité en tant qu’artiste. “Cela va beaucoup m’aider pour construire mon CV dans cette nouvelle carrière”, estime Audrey Fattouche. Car, rappelle-t-elle, elle a besoin de tout reconstruire de zéro. Après Butet, la Française pourrait bien imaginer d’autres collaborations avec des entreprises du luxe, qui aiment souvent s’associer au monde artistique. “C’est un secteur qui apprécie le beau, le côté unique, le savoir-faire”.