Lorsque la marée se retire sur les bords de la Tamise, elle dévoile bien plus que des pierres et de la boue : des fragments de poterie jusqu’aux objets du quotidien, ce sont plus de 2,000 ans d’Histoire qui émergent sur les berges de la rivière traversant Londres. Ces trésors font le bonheur des mudlarks – littéralement “fouilleurs de boue” -, ces hommes et femmes sondent le sol à la recherche de traces du passé. Autrefois pratiqué par les plus pauvres pour survivre, le “mudlarking” attire aujourd’hui des passionnés, devenus de véritables archéologues.
À Londres, seulement 50 personnes sont autorisées à utiliser des détecteurs de métaux sur les rives de la Tamise. La majorité, comme Liz Anderson et Fran-Joy Sibthorpe, préfèrent utiliser leurs yeux et leurs mains. “Je me concentre sur environ 30 centimètres carrés, je m’agenouille, j’observe et je fais un balayage silencieux”, confie Fran-Joy Sibthorpe, mudlark depuis huit ans.
Pour ces deux passionnées, il s’agit de déconnecter du bruit ambiant et de rester attentif. “Il faut chercher des couleurs, des formes, des matières qui n’existent pas naturellement sur le rivage”, indique ainsi Liz Anderson. Parfois une simple tache bleue révèle une perle de Venise du XVIIIe siècle. Si à leurs débuts, les mudlarks ont tendance à ramasser tout ce qui attire l’œil, sans véritable tri, avec l’expérience, ils apprennent à distinguer les objets anodins de ceux porteurs d’Histoire.
Parmi les objets marquants retrouvés par Liz Anderson : une clochette de faucon du XVIIe siècle, découverte près de la Tour de Londres. De son côté, la plus belle trouvaille de Fran-Joy Sibthorpe reste un jeton orné d’une colombe et d’une arche, une représentation de l’épisode biblique de Noé. Il est aujourd’hui le seul exemplaire répertorié dans la base de données du Treasure and the Portable Antiquities Scheme.
Pour les deux femmes, le plus important est de trouver un lien historique ou émotionnel avec les objets qu’elles découvrent. Un jour, Fran-Joy Sibthorpe a par exemple été transportée par la découverte d’une perle de traite. “J’étais seule et je pensais à mes ancêtres, à la traite des esclaves et à son processus. Parfois, on tombe sur des choses qui nous arrêtent net, c’est un moment très difficile à décrire”.
C’est “comme toucher la main de quelqu’un du passé”, ajoute Liz Anderson en racontant une histoire similaire. “Lorsque j’ai trouvé un insigne de pèlerin du XIVe siècle et que j’ai compris ce que c’était, j’ai pleuré, car étant catholique, j’en comprenais le symbolisme”. Ces moments entre le passé et le présent, sont pour ces mudlarks des instants suspendus. Selon elles, c’est un privilège, mais aussi une grande responsabilité.
Le mudlarking, c’est aussi une immersion dans la nature. Oiseaux, crabes, crapauds, renards… la faune londonienne est bien présente sur les berges. “Parfois, on voit même des phoques remonter de l’estuaire et sortir leurs têtes de l’eau”, raconte Liz Anderson. Mais la réalité est parfois plus sombre : il arrive aussi aux écumeurs de retrouver des restes d’humains ou d’animaux.
Après la fouille, place au nettoyage et aux recherches : deux spécificités importante de cette pratique. Restaurer un objet sans l’abîmer ni lui faire perdre de la valeur est l’un des grands défis des mudlarks. Immergés dans l’eau et la boue, ces trouvailles sont très fragiles. “J’ai mis six mois à restaurer une petite botte d’enfant datant de l’époque victorienne, qui risquait de se détériorer à tout moment”, raconte Fran-Joy Sibthorpe.
Ensuite, les objets trouvés doivent suivre des règles strictes. Ceux datant de plus de 300 ans doivent être signalés au FLO (Finds Liaison Officer). Même s’ils sont rares, ceux en or doivent être étudiés par des experts pendant environ six mois.
En ce qui concerne les recherches, les écumeurs les effectuent, la plupart du temps, eux-mêmes en consultant des archives, les bibliothèques ou des spécialistes pour comprendre son histoire et son origine. “En réalité, nous ne sommes pas propriétaires de nos découvertes : le port de Londres possède pratiquement tout ce que nous trouvons, mais il nous laisse les conserver tant que nous les enregistrons”, précise Liz Anderson.
Enfin, les découvertes sont ajoutées à la base de données du Treasure and the Portable Antiquities Scheme, accessible au public. “Vous pouvez trouver des jetons français, des pièces d’argent médiéval ou encore des objets en poterie de l’époque romaine”, indique la mudlark. Comme beaucoup, Liz Anderson et Fran-Joy Sibthorpe, partagent également leurs trouvailles sur Instagram ou dans des articles spécialisés.
Depuis 2017, cette pratique nécessite un permis annuel obligatoire, mais la liste d’attente est très longue… Avant la pandémie, cette activité ne concernait qu’une centaine de personnes. Aujourd’hui, plus de 5,000 possèdent un permis avec une vraie différence entre les amateurs de fouilles plus expérimentés et les collectionneurs de plages. “Certains se lancent juste pour flâner, ramasser un clou, un morceau de verre, mais trop de gens font ça sans vraiment comprendre ce qu’est le mudlarking”, confie Liz Anderson.
Des zones comme Southwark sont désormais prises d’assaut, car particulièrement riches en vestiges. “C’est là qu’on a le plus de chances de trouver des objets historiques comme de vieilles pièces de monnaie ou des poteries romaines. C’est pourquoi tout le monde veut venir ici, mais c’est devenu intenable”, témoigne Fran-Joy Sibthorpe. Face à l’afflux, les autorités du Port de Londres ont dû suspendre temporairement l’émission de nouveaux permis et durcir les conditions de renouvellement. Seuls ceux qui documentent leurs découvertes au London Docklands Museum peuvent continuer.
Malgré les 100 kilomètres de berges disponibles, certaines zones sont interdites, notamment pour des raisons de sécurité ou de préservation. En effet, cette activité demande une grande prudence.
Les marées peuvent remonter en quelques minutes, transformant une session tranquille en situation périlleuse. Liz Anderson et Fran-Joy Sibthorpe en ont fait l’expérience. “On s’est retrouvées piégées à Greenwich, dans une boue mouvante, sans comprendre ce qui se passait, c’était très stressant”.
Il est donc crucial de connaître les horaires de marée, de prévenir quelqu’un avant de partir, et de garder son téléphone accessible. Des clés de sécurité permettent aussi de sortir rapidement des berges en cas d’urgence.