“Le pire c’est de chercher ses mots. Pas des mots compliqués, car ce sont le plus souvent ceux de la vie courante”. Sylvie, 42 ans, habite Londres depuis plus de vingt ans. Mariée à un Britannique, à la maison, c’est la langue de Shakespeare qui est privilégiée. “C’est plus facile pour les enfants, qui sont dans le système éducatif anglais. Je leur parle de temps en temps en français, mais finalement, je me rends compte que je ne suis pas la meilleure placée pour leur apprend”, rit-elle.
Cette chargée de communication dans une entreprise anglaise ne pratique plus sa langue maternelle depuis des années. “Quand je suis arrivée à Londres, je n’avais qu’une obsession : perdre mon accent français et parler comme une vraie Anglaise. Au final, c’est ce qui s’est passé, mais le problème, c’est quand je reçois de la famille ou des amis venant de France, ça devient parfois et même très fréquemment compliqué pour moi de m’exprimer, de retrouver des expressions de la vie courante. Il est déjà arrivé que certains de mes proches se moquent”.
Les amis d’Audrey, eux, pensaient au départ qu’elle voulait se donner un air. “Quand on parlait au téléphone, certaines de mes copines me disaient : “Ouais, arrête de te la jouer, genre madame ne sait plus parler français maintenant qu’elle habite à Londres”. Mais elles ne comprenaient pas que je ne faisais pas semblant, que j’avais vraiment du mal”.
La jeune femme de 28 ans, community manager pour le compte d’une entreprise britannique, a déjà passé six ans dans la capitale anglaise. Elle raconte que malgré le fait de côtoyer des Français dans son cercle privé, cela ne l’a pas empêché de prendre des éléments de sa langue maternelle. “C’est fou, je ne pensais pas que cela m’arriverait un jour. Je me dis souvent aux gens que je parle “franglais”. Il y a des mots que je ne trouve plus dans mon vocabulaire, du coup je les sors instinctivement en anglais. A force de gérer sa vie quotidienne, que ce soit au travail, dans les transports, lors de sorties, dans une autre langue, on finit par prendre des automatismes et c’est vraiment involontaire”.
En effet, ce phénomène s’appelle l’attrition des langues. Sophie Schieber, fondatrice de l’école de langue “Le Conversation Club” (qui dispense des cours de langue française, japonaise et anglaise à la carte, NDLR), a étudié cette problématique. Diplômée en master of Science in Psychology of Language à L’Université d’Edimbourg et spécialiste de la psycholinguistique, la Française explique que l’attrition “s’inscrit sur un continuum avec l’acquisition d’une langue seconde, comme l’ont expliqué les chercheurs Schmid and Kӧpke. Cela implique qu’à mesure qu’on avance dans la maîtrise de la langue étrangère, on recule dans le maintien de la langue maternelle”.
Moins on est exposé au français par exemple dans sa vie quotidienne et moins on le pratique, plus on a de chance de le perdre. “Nos mots sont rangés dans notre mémoire explicite (quand on se rappelle des chiffres de son code bancaire) et non pas dans la mémoire implicite (quand on tape le code instinctivement sans réfléchir aux chiffres)”, analyse Sophie Schieber, “du coup il faut un effort pour aller retirer un mot. Cet effort demande une connexion de neurones. Plus la connexion est fréquente, plus les synapses, les liens entre les neurones, sont fortes, et plus la connexion est rapide. A l’inverse si un mot est moins présent dans votre quotidien, il est donc moins présent dans votre mémoire (ce qui est le cas quand on s’expatrie). Par conséquent cela demandera plus d’effort de vous en rappeler, et cet effort prend de la place dans votre mémoire de travail (et votre charge cognitive influe sur votre prononciation)”.
Parfois, la prise d’un accent d’une nouvel langue peut s’accompagner de cette perte de langage maternelle. “Je suis content car même si je ne parle pas aussi bien qu’un Anglais, j’ai quand même réussi à attraper le fameux “accent british””, se félicite Adrien qui travaille dans la finance à Londres, “en revanche, quand je rentre en France, ce n’est pas toujours évident car je parle avec un léger accent anglais”.
Après plus de dix ans sur le sol britannique, ce que vit Adrien s’explique. “C’est notre trop grande charge cognitive qui est à blâmer. Les premiers signes d’attrition sont d’ailleurs phonologiques. Bien que cela fasse toujours débat, il semblerait que pour parler, nous avons d’abord une pensée. Nous cherchons ensuite les mots auxquels correspondent les concepts nécessaires à former cette pensée. Puis, nous mettons tous ces mots ensemble grâce à la grammaire. La dernière étape est la réalisation phonologique et phonétique de ce mot ou de cette phrase. Cette capacité de production physique de sons est directement liée à l’espace qui nous reste dans notre mémoire de travail mais aussi à notre capacité d’inhibition”, commente la fondatrice du Conversation Club.
Mais ce phénomène de perte de langue maternelle ne concerne pas tout le monde. “Nous sommes tous affectés dans différentes mesures. C’est lié à notre environnement mais aussi à ce qu’on appelle en psychologie, à nos différences individuelles et en particulier les fonctions exécutives : notre capacité propre de mémoire, de concentration et d’inhibition entre autres. N’oublions jamais qu’en même temps que nous parlons anglais, nous inhibons toutes les autres langues que nous avons apprises et ça aussi demande un effort de la part de notre cerveau et taxe notre mémoire de travail”, avance Sophie Schieber.
Mais pas de panique, il est rare de perdre complètement sa langue natale, comme l’assure l’experte. “Les psychologues et linguistes en général s’accordent à dire que l’âge critique, autrement dit l’âge à partir duquel il est difficile d’apprendre une langue à un niveau équivalent à un locuteur natif, est la puberté. Les seules études, qui ont été faites démontrant des cas d’attrition complète de la langue maternelle, examinent le cas d’enfants coréens adoptés par des parents français ou suédois entre l’âge de 0 et 10 ans (sans plus aucun contact avec la langue maternelle), c’est-à-dire avant l’âge critique. Si avez plus de 15 ans et que vous pouvez lire cet article ça devrait donc aller !”.
Sophie Schieber conseille aux familles, en cas de retour au pays après des années passées en Angleterre par exemple et alors que les enfants sont encore jeunes, de maintenir la pratique régulière de la langue au moins jusqu’à l’adolescence. “Les enfants ont tellement de choses à apprendre que le cerveau doit faire le tri de ce qui lui utile est ce qui ne l’est pas. Et puis, d’une manière générale, pour améliorer votre anglais et maintenir votre français, il faut pratiquer”.