Cela ne vous aura peut-être pas échappé mais les Britanniques ne disposent pas, comme nous, de petites cartes plastifiées déclinant leur identité. Pour attester de leur nationalité (ou de leur âge, par exemple, pour commander une bière dans un stade), ils présentent bien souvent passeport ou permis de conduire. Mais n’ont pas d”ID card” au sens propre. Mais pourquoi donc ?
La question s’est pourtant posée à plusieurs reprises dans l’histoire du pays et la carte d’identité a parfois même été en circulation à certaines époques. Notamment durant les deux guerres mondiales, où elle est introduite par mesure de sécurité. De 1939 à 1952, par exemple, il était obligatoire d’avoir sur soi une carte d’identité. Les forces de l’ordre britanniques pouvaient ainsi demander à la voir dans certaines circonstances et quiconque ne pouvait la produire immédiatement avait deux jours pour aller confirmer son identité au poste de police. Le dispositif facilitait aussi le rationnement en nourriture. Il a été abandonné en 1952.
“Le nouveau gouvernement conservateur de l’époque met un terme à un système qu’il qualifie de ‘fichage socialiste’, raconte Edward Higgs, professeur d’histoire à l’Université d’Essex qui s’est intéressé à l’histoire des systèmes d’identification en Grande-Bretagne. Plus largement, l’idée est de ‘retourner à une normalité d’après-guerre’.” D’autant que les cartes ne sont pas très populaires auprès de la population.
D’après Edward Higgs, “le fait que les Britanniques aient associé la prise d’empreintes et de photos à l’identification des criminels et des peuples autochtones pendant l’Empire n’a probablement pas aidé.”
D’après Jon Agar, professeur en études scientifiques et technologiques à l’University College London, la carte d’identité a aussi être pu être perçue comme “étrangère” à différents moments de l’Histoire. “Les cartes d’identité étaient vues comme l’exemple de mesure bureaucratique plus typique des gouvernements d’Europe continentale. La presse, pendant la Première guerre mondiale, parle par exemple de cartes ‘prussiennes’ (allemandes).” Pour le chercheur, en Grande-Bretagne, “c’est l’expression de l’identité nationale de s’opposer aux cartes d’identité”.
La question de la carte d’identité ressurgit au Royaume-Uni dans le contexte sécuritaire de l’après 11 septembre 2001, sous l’impulsion du gouvernement travailliste de Tony Blair. L’instauration d’un système de cartes d’identité est alors présentée comme une manière de lutter contre le terrorisme, mais aussi contre le travail au noir, la fraude aux aides sociales, ou le vol d’identité.
Le projet entre dans la loi. Des cartes commencent à être émises et les habitants de Manchester sont les premiers à pouvoir s’en procurer fin 2009, sur la base du volontariat (et moyennant £30 par carte). Mais la démarche rencontre des réticences. En effet, outre la question du coût qu’engendre la production de ces documents – le dispositif aurait coûté, au total, 5 milliards de livres – certains Britanniques craignent de voir leur liberté entravée (à travers les contrôles de papiers notamment) et sont préoccupés à l’idée de voir leurs informations personnelles aux mains du gouvernement.
Emanant de la société civile, le groupe N02ID déclare en 2007 : “Nous en avons assez que le gouvernement espionne nos vies privées, qu’il perde nos données personnelles les plus confidentielles (les autorités avaient, cette année-là, égaré les données personnelles de quelques 25 millions de Britanniques, ndlr), piétinant la liberté individuelle qui a fait de ce pays ce qu’il est aujourd’hui.”
“Le véritable problème pour certains n’est pas tant les cartes d’identité elles-même que les systèmes d’enregistrement et de collecte des données personnelles dont elles sont le produit”, précise Edward Higgs. La mise en place de ces documents étant bien évidemment liée à la création d’un registre national d’identité, centralisant un certain nombre d’informations sur les citoyens et accessible à diverses administrations.
Pour Jon Agar, le fait que la carte d’identité puisse être perçue comme une potentielle menace pour la vie privée en Grande-Bretagne recèle toutefois une part d’hypocrisie. “Certains dispositifs, qui sont en partie des systèmes d’identification (le National Insurance Number, le permis de conduire, le passeport, la déclaration pour la ‘council tax’) remplissent la même fonction et requièrent le même transfert d’informations personnelles…”.
L’expérience des années 2000 autour des cartes d’identité est finalement abandonnée à la faveur d’un changement de gouvernement. La coalition de conservateurs / libéraux démocrates, au pouvoir à partir de 2010, abroge le dispositif. “Les conservateurs y voient, une fois de plus, une emprise excessive de la part de l’Etat”, commente Edward Higgs. Les citoyens sont invités à détruire ou garder dans un endroit sûr leurs cartes désormais sans valeur (quelques milliers de documents sont alors en circulation). Le registre national d’identité est détruit en 2011.
Ce qui n’empêche pas le débat de continuer dans le pays. Notamment autour des personnes issues de l’immigration. La question de la légitimité des cartes d’identité est ainsi à nouveau soulevée en 2018, lors du “Windrush scandal” qui révèlera que de nombreux Britanniques d’origine caribéenne étaient en grande difficulté parce qu’ils n’avaient pas la documentation nécessaire pour prouver leur nationalité…
De même, le Brexit relance aussi parfois le sujet, certains voyant dans l’introduction d’un système de cartes, en particulier pour les ressortissants européens, une réponse à la complexité des règles de résidence liée à la fin de la libre circulation (*).
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(*) des “permis/cartes biométriques de résidence” de format rectangulaire semblables à des cartes de crédit, et anciennement appelés “cartes d’identité pour ressortissants étrangers”, existent depuis 2008 pour les ressortissants de pays hors de l’Espace Economique Européen (EEE) vivant sur le sol britannique
Une première version de cette Question bête avait été publiée le 1er septembre 2020.