La traduction française a de quoi faire lever un sourcil. La tradition du “cabinet fantôme” ou “shadow cabinet” en anglais est une particularité du système britannique consistant pour l’opposition parlementaire à constituer son propre gouvernement en parallèle du gouvernement officiel. Mais pourquoi faire et comment cela fonctionne-t-il ?
“L’expression a commencé à être utilisée par le principal parti d’opposition après les élections législatives de 1910″, indique Martin Farr, spécialiste d’histoire à l’université de Newcastle, qui retrace dans un article l’évolution de cette pratique particulière au Royaume-Uni. Laquelle se serait surtout “formalisée depuis la Seconde guerre mondiale”.
Mais de quoi s’agit-il ? “The shadow cabinet ‘shadows’ the actual cabinet of the government”, explique Martin Farr. L’expression désigne la constitution, par l’opposition parlementaire, d’un gouvernement bis, parallèle à l’équipe officielle et dont le but est entre autres de “suivre, surveiller” (“to shadow” en anglais) les travaux des ministres en place.
Ce qui se traduit, physiquement, à la Chambre des Communes, où le Premier ministre et ses ministres font face au chef de l’opposition dite “officielle”. Celui-ci, qui est aussi le chef du principal parti d’opposition – actuellement Keir Starmer, à la tête du parti travailliste –, est entouré de son “cabinet fantôme” : le “shadow chancellor”, l’équivalent du ministre de l’économie, le “shadow secretary of state for justice“, pour la justice… Nommés, bien sûr, essentiellement parmi les députés travaillistes.
Le rôle de ces représentants est d’examiner et critiquer les travaux gouvernementaux correspondant aux “portefeuilles” qui leur ont été attribués – notamment via les sessions de questions orales adressées aux ministres – mais aussi de développer leurs politiques. “Lorsqu’un ministre fait une importante déclaration aux Communes, le ministre ‘fantôme’ correspondant peut lui répondre, précise Alice Lilly du think tank Institute for government. Et il est souvent sollicité par les médias pour commenter l’interview d’un ministre.”
Le “shadow cabinet” est politiquement bénéfique à l’opposition, d’après cette spécialiste, car il lui permet de s’organiser et constitue, de fait, un véritable “gouvernement en attente”. “Il offre aux partis à la fois un moyen de s’opposer au gouvernement mais aussi de le remplacer en proposant aux électeurs une alternative toute prête”, indique Martin Farr. D’anciennes colonies britanniques, comme le Canada ou la Nouvelle-Zélande, disposent aussi de “cabinets fantômes”.
En France, l’idée a parfois été reprise mais reste globalement peu applicable, d’après Florence Faucher du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) à Sciences Po Paris, car reflétant notamment le bipartisme anglais (*). “Cela ne marcherait pas : l’opposition française est dispersée, il faudrait un ‘cabinet fantôme’ par groupe parlementaire…” Et puis, note-t-elle, les ministres en France ne sont pas forcément parlementaires, contrairement à l’Angleterre. “La nomination des ministres français est largement liée au Président, ajoute Olivier Rozenberg, également au CEE. L’idée qu’elle se préparerait par une forme officielle de spécialisation dans l’opposition n’a pas grand sens. Ceci dit, certains députés travaillent certains dossiers pour se faire connaître et obtiennent, parfois, le portefeuille correspondant. Mais c’est plus une stratégie individuelle…”
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(*) Au Royaume-Uni, la vie politique est essentiellement dominée par deux partis, les conservateurs (au pouvoir, actuellement) et les travaillistes.