En février dernier, la presse britannique s’est largement fait l’écho des deux astres décernés par le guide Michelin au restaurant indien Gymkhana : une première à Londres (le restaurant Opheem, situé à Birmingham, a obtenu la même récompense au même moment, avec une cuisine indienne cette fois créative). Ce n’était qu’une question de temps : si la scène culinaire indienne dans l’Hexagone est faiblarde (bien que ce soit à Paris, rue de Berri, à l’Annapurna, que le cheese naan semble avoir été inventé), cela fait longtemps que la capitale britannique célèbre ce répertoire qu’elle aime tant (dans un article de 2023, le Guardian parle d’un « boom à la fin des années 1970 avec des restaurants fleurissant dans chaque ville et village »).
Preuve de « l’indianité » de l’Angleterre, la méga-chaîne de pubs Wetherspoon propose tout un tas de currys à la carte et il existe d’ailleurs un terme, « desi pub », qui qualifie ces pubs indo-britanniques célèbrant les deux cultures (dans le genre, le Tamil Prince, à l’esthétique léchée, affole les foodies londoniens). Quant au guide Michelin, il ne recense pas moins de 28 tables indiennes à Londres (contre une de l’autre côté de la Manche).
Mais revenons à nos moutons : Gymkhana. L’établissement a ouvert en 2013 sous l’impulsion de Jyotin, Karam et Sunaina Sethi, deux frères et soeur dont l’entreprise mère – JKS (leurs initiales) – fait aujourd’hui la pluie et le beau temps dans le milieu de la restauration londonienne avec trente marques différentes dont les énormes succès Bao, Hoppers, Lyle’s (une étoile Michelin) et Sabor (une étoile Michelin aussi). Quartier de Mayfair oblige, les célébrités se bousculent ici : la tenniswoman Maria Sharapova, les chanteuses Miley Cyrus et Taylor Swift, l’animatrice Oprah Winfrey, les acteurs Jude Law et Reese Witherspoon, la pop-star Ed Sheeran qui y mange avec son confrère James Blunt ou encore l’icône du foot David Beckham, un habitué.
Qu’aiment-ils tant, ces VIP ? Sans doute déjà la discrétion de l’adresse : de l’extérieur, on ne dirait pas du tout un restaurant, plutôt un club, aux deux portes de couleur vert sombre frappées d’un « 42 », le numéro de la rue. L’esprit « club » est précisément l’ADN du restaurant car le mot « gymkhana » est, comme l’explique un article du Financial Times, « une référence coloniale aux clubs de sport en Inde, et a disparu du vocabulaire populaire depuis les années 1950, lorsque les gentlemen’s clubs de la péninsule ont commencé à fermer leurs portes ». Ces clubs ont réellement existé, d’anciens menus le rappellent aux murs dès que l’on franchit l’entrée. Sur le premier, on peut visualiser un repas datant de 1895 donné en l’honneur du président sortant du Bombay Gymkhana. Un menu tout en français : consommé Windsor, saumon à la genevoise, pain de faisan à la Renaissance, dindonneau sauce Royal, jambon au champagne, lardons à la financière, pêches à la Condé…
Dans la version 2024 de Gymkhana, l’Hexagone n’a pas sa place. Les cocktails sont réputés ici, mais on peut également démarrer par les « Indian refreshments » maison et sans alcool : soda à la purée de mangue et au gingembre, limonade au pamplemousse et au sel noir voire les lassis à la mangue, l’un traditionnel, l’autre contenant du piment vert, de la coriandre et du gingembre. Les fines galettes croustillantes aux formes diverses, à base de riz ou de pommes de terre, arrivent rapidement sur table en guise de pain et il faut les tremper dans les fameuses sauces indiennes froides et crémées, à la menthe ou à la crevette. Premier coup de cœur avec l’une des entrées du menu déjeuner (une affaire à 49 livres alors que le menu dégustation se monnaie plus du double et que les plats à la carte sont onéreux), quelque chose de très régressif : l’aloo chaat. Il s’agit d’une recette de rue très populaire avec des cubes frits de pommes de terre recouvertes d’une émulsion avec sur le dessus de minuscules bâtonnets frits. C’est le sev, snack vendu en sachet dans toutes les épiceries du sous-continent.
La suite est un plat commandé à la carte, un plat qui a tapé dans l’œil des journaux : de la viande hachée de chevreau épicée à insérer dans de petits pains briochés très beurrés en n’oubliant pas de presser quelques gouttes de citron vert dedans. C’est ludique, très réconfortant, épicé forcément. L’autre star des lieux ? Des côtelettes d’agneau tandoori masala à tremper dans une sauce crémeuse à base de noix. Le liquide rafraîchit et adoucit la viande mais celle-ci est un peu trop cuite.
On passe aux desserts : une sorte de riz au lait à l’indienne, cuisiné à la cardamome. Une douceur rassurante, dosée en sucre, pleine de parfum, avec un riz devenu totalement bouilli. L’autre dessert apporté sur table est une coupe remplie d’une glace au safran parsemée d’éclats de pistache, de lait sucré et de vermicelles de riz. C’est bon (heureusement), ça fait voyager mais est-ce de niveau deux étoiles Michelin ?
C’est la question que je me suis posée tout au long du repas, en n’étant pas inspecteur mais en ayant avalé des centaines de déjeuners et dîners étoilés en France comme ailleurs. Je mettrais le thé au lait dans cette catégorie, une merveille de concentration de goûts, sans excès de sucre et avec une maîtrise impressionnante des épices. Pour le reste, je ne suis pas sûr que Gymkhana soit l’illustration de l’idée que l’on se fait d’un grand restaurant « étoilé ». Les tables sont assez rapprochées au rez-de-chaussée (je préfère la salle du sous-sol, plus « chic »), trop petites d’ailleurs. Pour autant, la cuisine est délicieuse, le service attentionné et patient, mais mieux vaut venir là en soirée, quand la nuit est plus propice à l’esprit club des lieux.