C’était le dimanche 11 juillet 2021. Toute l’Angleterre était en effervescence : l’équipe nationale jouait la finale de l’Euro 2020 (le championnat avait été reporté d’un an, Covid oblige). On pouvait entendre, dès l’aube, dans les rues de toutes les villes anglaises les supporteurs entonner la célèbre chanson du groupe The Lightning Seeds : “It’s coming home, it’s coming home, it’s coming, Football’s coming home”. Dans le pays fondateur du football, le ballon rond est considéré comme une discipline divine. Et la dernière fois que l’Angleterre avait remporté une finale majeure, c’était lors du Mondial 1966. 55 ans plus tard, voilà le pays à deux doigts de soulever un nouveau trophée. Une envie d’autant plus grande que la rencontre se déroule à la maison, dans l’un des temples du sport britannique : le Wembley Stadium de Londres.
Mais ce qui devait être un jour de fête s’est transformé en une journée cauchemardesque. A la fois sur le terrain, mais aussi et surtout à l’extérieur du stade. C’est ce que raconte le documentaire The Final : Attack on Wembley, disponible depuis quelques jours sur Netflix. Le film d’une heure trente s’ouvre sur une superbe vue, au petit matin, de Wembley, là où doivent s’affronter l’Angleterre et l’Italie. Mais c’est “le calme avant la tempête”. Dès le début du documentaire, on navigue, via des vidéos d’archives de vidéo-surveillance mais aussi de personnes présentes sur place, entre l’excitation de la population et les images désastreuses de supporteurs, alcoolisés, drogués et violents, tentant de rentrer dans le stade pour assister au match. Le ton est donc donné pour les 1h20 restantes du programme. “Une bombe prête à exploser”, comme l’analyse le journaliste sportif du Daily Mail, Mike Keegan, qui a vécu cette journée catastrophique.
Le choix des intervenants du documentaire en fait d’ailleurs sa force. Parmi eux, outre le Mike Keegan, le journaliste sportif Darren Lewis de The Mirror et Emma Saunders, présentatrice d’une émission spéciale pour BBC Sounds. A leurs côtés, témoignent également Liam Boylan, directeur du stade, Carolyn Downs de la municipalité de Brent ainsi que Chris Whyte, directeur des opérations du council, sans oublier Taz, agent de sécurité au Wembley Stadium. Ce qui est encore plus intéressant, c’est la parole donnée à des fans de l’équipe d’Angleterre, comme Max, qui, faute de ticket pour voir le match, a fait le déplacement de l’Essex jusque dans le nord-ouest de Londres pour participer à la fête devant le stade. Et puis, il y a aussi Dan, ce supporteur absolu des Three Lions, prêt à payer £2,000 pour vivre dans les gradins la rencontre historique. En parallèle, la parole est aussi donné à ceux qui avaient leur sésame, comme Kevin, ce Londonien fan absolu depuis sa plus tendre enfance de l’équipe anglaise, ainsi qu’Ugo, ancien joueur de rugby, venu avec ses copains, ou encore Gianluca, supporteur de l’équipe d’Italie. Arrivé à Londres en 1993, il souhaitait que sa fille italo-britannique Maya, 12 ans à l’époque, puisse vivre l’ambiance d’une telle finale.
Chacun amène son vécu de cette journée, décrite heure par heure dans le documentaire, afin de comprendre comment la situation a pu autant dégénérer. L’absence de la police, occupée dans la matinée à contenir les supporters dans le centre de Londres, l’alcool qui coule à flot – “vous ne pouvez pas aller à un match de foot sans prendre une bière, enfin si, mais ce n’est pas aussi bien. Ça aide à passer un bon moment, à rendre les choses plus intéressantes”, commente ainsi Max -, la cocaïne prise en public… mais aussi un contexte bien particulier : celui d’une finale qui se passe en pleine pandémie. La fin de toutes les restrictions en Angleterre ne devaient prendre effet que le 19 juillet, soit une semaine après cette rencontre sportive. “Nous avons été enfermés pendant des mois. J’ai passé tous les jours dans mon lit”, explique Dan. Pas étonnant alors pour lui que les gens lâchent prise d’un coup. Mais très vite Wembley est hors de contrôle. “Un carnage, un chaos, une zone de guerre” : la tension monte d’heure en heure et le spectacle en devient désolant.
Le documentaire se poursuit sur comment gérer les entrées entre ceux qui ont des tickets et ceux qui n’en ont pas. Gianluca explique comment il s’est senti en danger au milieu de la foule, évitant les jets de bouteilles en verre et les insultes, et la panique qu’il a ressenti alors que sa jeune fille l’accompagnait. Sur les images, on voit cette masse impressionnante de gens qui se dirigent vers le stade et le nombre d’agents de sécurité peu suffisant pour contenir la vague qui arrive. Les barrières volent, les gens finissent au sol, parfois même écrasés sous les pieds de ceux qui tentent de se frayer un chemin… Les scènes, issues de la vidéo-surveillance du stade, sont affligeantes.
Dan confesse qu’il faisait partie de cette foule : “J’étais concentré sur ma propre mission avec ce complet désespoir de ne pas manquer cet événement”. La tension est à son comble, et en tant que spectateur, on se demande – merci à la musique angoissante, digne d’un thriller – comment la situation va pouvoir s’arranger. C’est Max qui résume au mieux les choses. “Certains tentaient de passer les barrières, non pas pour entrer dans le stade, mais, dans une montée d’adrénaline, pour se mettre dans la même ambiance que ceux qui essayaient”. La séquence faisant le parallèle entre l’avant-match festif sur le terrain et les scènes de chaos à l’extérieur du stade est, on doit le reconnaître, plutôt réussie.
Ce qui est intéressant dans ce documentaire, c’est qu’il ne s’achève pas sur le début du match. Car les supporteurs sont toujours aux portes du Wembley Stadium et l’angoisse des équipes de sécurité est toujours vive. “Si l’Angleterre gagne, ils voudront entrer. Ils voudront voir l’équipe porter le trophée. Sauf qu’ils ne peuvent pas entrer, car tout est fermé. Mais mon dilemme est que je dois prendre en considération la sécurité de 67,000 personnes et pour cela, je vais devoir ouvrir les portes avant la fin du match”, confie Liam Boylan, directeur du stade. La défaite de l’équipe sera finalement salvatrice. Mais cette journée aura laissé des traces.
Le documentaire soulève d’ailleurs le problème du racisme dans le football. Parce que l’Angleterre a perdu aux penalties face à l’Italie, il fallait trouver des responsables à cette défaite. Les trois joueurs qui ont loupé leur but sont jeunes et surtout noirs : Marcus Rashford, Bukayo Saka et Jando Sancho. Sur les réseaux sociaux, les insultes racistes vont ainsi pleuvoir à la fin du match. “Si vous faites les choses bien et que tout va bien, vous faites partie du groupe. La minute où vous foirez, vous n’en faites plus partie”, analyse désespéré Ugo, lui-même noir. Kevin, lui aussi, se confie sur comment il a vécu le chemin du retour chez lui. “Ne regarder personne dans les yeux, éviter tout contact avec les gens. Parce que vous ne voulez pas rentrer dans quelqu’un accidentellement et qu’il vous frappe au visage”.
Au lendemain de cette finale ratée, c’est le soulagement pour certains et le bonheur pour d’autres. Comme Dan, qui aura réussi à rentrer dans le stade, assister au match sans débourser un seul pound. Est-ce qu’il a honte de ce qu’il a fait ? “Non”, répond-t-il avant d’ajouter, “en 2020, nous étions tous confinés chez nous. Nous ne pouvions aller nulle part, juste sortir pour faire un peu d’exercice. Et pendant ce temps, les leaders de notre pays étaient dehors à faire la fête. Comment pourrais-je avoir l’impression d’avoir fait quelque chose de mal ? Voir l’Angleterre gagner son premier trophée depuis 1966, je n’aurais manqué ça pour rien au monde”.