Depuis 2016, les Thinkers50, qualifiés par le Financial Times “d’Oscars de la pensée managériale”, ont introduit une nouvelle catégorie : la Thinkers50 Radar List. Son objectif est d’identifier, chaque année, une cohorte de 30 penseurs prometteurs dont les idées pourraient avoir un impact important sur la pensée managériale du futur. Dans la liste annoncée en fin janvier dernier, deux Français y figurent : Hamilton Mann, vice-président du Digital Marketing & Digital Transformation chez Thales et Thomas Roulet, professeur et chercheur à l’Université de Cambridge.
Après être passé sur les bancs d’Audencia, SciencesPo ou encore d’HEC, Thomas Roulet a travaillé plusieurs années dans le secteur de la banque d’investissement et du lobbying. Aujourd’hui âgé de 37 ans, il évolue en tant que chercheur en sciences sociales franco-britanniques et professeur de sociologie organisationnelle et de leadership au sein de la prestigieuse université anglaise.
Ses principales recherches se concentrent sur l’exploration des stigmates et les bénéfices qu’ils peuvent engendrer. Pour illustrer son sujet, il mentionne Donald Trump, qui utilise la controverse comme stratégie de positionnement dans l’opinion publique. Il démontre que cette technique est aussi extrêmement pertinente dans le domaine des affaires, ce qui constitue d’ailleurs le sujet de son livre paru en 2020, intitulé The Power of Being Divisive (Le pouvoir de la Controverse).
Ses investigations approfondies sur les stigmates l’ont conduit à explorer un autre terrain, le bien-être au travail. En effet, avant la pandémie mondiale, la santé mentale était encore un sujet délicat à aborder en société. Pour obtenir des témoignages, le chercheur a dirigé son attention sur des professions susceptibles de générer de l’anxiété comme les métiers d’avocat, de consultant ou encore de policier. Quant à la question de la Covid, il explique que “la crise a permis de rassembler de nombreuses données chiffrées et de faire véritablement émerger le bien-être comme sujet d’intérêt public”.
La pandémie a également été l’occasion d’évaluer le travail hybride ou télétravail, souvent présenté comme une meilleure conciliation entre vie professionnelle et personnelle, alors que le spécialiste montre que le cloisonnement peut devenir, au contraire, plus flou. D’après Thomas Roulet, le travail hybride soulève la question “des leviers à déployer à travers le temps pour trouver un équilibre entre santé mentale et efficacité au travail “.
Cette année, les deux thèmes clefs de la Thinkers50 Radar List sont l’intelligence artificielle et la durabilité. Concernant le premier, le professeur dit observer un impact considérable, à la fois dans le milieu académique et dans le monde managérial. Par exemple, à l’Université de Cambridge, ses élèves en psychologie sociale sont évalués à l‘aide d’essais. Il estime ainsi “intéressant d’utiliser des outils tels que ChatGPT comme compétence complémentaire pour générer de grandes idées”, mais souligne la nécessité “de limiter leur utilisation à un rôle d’appoint”. Les recherches académiques sur le sujet prennent, quant à elles, plus de temps à être publiées car elles demandent des analyses plus approfondies ainsi que le soutien d’autres académiciens.
Ces nouvelles technologies, dont “toutes les applications ne sont pas encore claires” selon le chercheur, peuvent remettre en question la durabilité du travail, second thème principal de la Thinkers50 Radar List. Le nommé, qui travaille depuis peu sur l’avenir du travail, tient à nuancer l’idée que l’intelligence artificielle va révolutionner le monde et remplacer le capital humain. À titre d’exemple, il mentionne la théorie de John Maynard Keynes, qui prévoyait en 1930, une semaine de 15h de travail grâce aux avancées technologiques du futur. Or, pour Thomas Roulet, “cette réalité n’existe pas aujourd’hui car le capital humain est tout aussi important dans la productivité que la technologie”. Bien que la planification des compétences nécessaires sur le long terme devienne de plus en plus complexe pour les entreprises, il ne s’agirait pas d’un véritable problème pour l’avenir du travail selon lui. “Tant que les entrepreneurs sont prêts à développer une capacité d’adaptabilité, les entreprises continueront à acquérir des avantages compétitifs.”
Si le Thinkers50 nommait par le passé beaucoup de talents masculins et américains, parmi les 30 personnalités retenues en 2024, une palette de nationalités ainsi que 18 femmes sont présentes. Une inclusivité semble ainsi émergée, tant sur les nominations de tels prix officiels que dans la réalité du monde académique. “Bien que tout ne soit pas encore parfait”, Thomas Roulet constate en effet une certaine ouverture dans son cercle professionnel proche. “Ma directrice de département est une femme et le doyen de la business school, où je dispense des cours, est originaire du Sri Lanka”, commente-t-il.
Pour aller plus loin, le Français souhaite mettre en lumière les travaux existants sur l’incidence de la diversité et du genre dans le monde du travail. Des travaux qui sont encore largement méconnus du grand public, alors qu’ils pourraient être source d’avancées significatives. C’est pourquoi Thomas Roulet souligne la nécessité de les rendre accessibles par le biais de la vulgarisation scientifique.
Le professeur, flatté de la reconnaissance de ses travaux par des instituts tels que le Thinkers50 Radar List ou le Pilkington Prize 2023 (récompensant l’excellence de l’enseignement à Cambridge), voit en ces distinctions un puissant vecteur pour la diffusion des idées des chercheurs et l’animation du débat public. Le Français considère également les grands journaux, les réseaux sociaux, les programmes de formation en entreprise ainsi que les classes en continue proposées par son université comme d’autres canaux essentiels. Ces moyens permettent, non seulement de partager les recherches de ses confrères, mais aussi de les vulgariser afin de transmettre des connaissances aux managers de demain. De plus, le conseil en entreprise et les rencontres avec des managers, lors de ses cours, lui offrent des occasions précieuses pour rester en contact direct avec la réalité du terrain et éviter de s’enfermer dans la théorie.
Quant à la suite de sa carrière, Thomas Roulet confie son envie de poursuivre ses recherches sur le bien-être au travail. Ayant obtenu une bourse de mi-carrière de la British Academy (équivalent du CNRS français) en 2023, il souhaite étudier “la résistance en France, pendant la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement, comment les Résistants, isolés, avec des ressources limitées et en période de grande incertitude, ont réussi à administrer leur communauté”.
Pour son étude, il se base sur les témoignages et archives que lui a légué le ministère français de la Défense. Selon le professeur, “ces exemples de résilience émotionnelle qu’offrent des leçons du passé peuvent aujourd’hui aider à une meilleure adaptation, dans un contexte géopolitique instable”. À l’issue de la publication de travaux sur le sujet, Thomas Roulet aspire à écrire un nouveau livre qui, espère-t-il, sera cette fois-ci publié en français.