Certes, il est difficile de savoir exactement combien de Français habitent Londres. Mais l’estimation souvent donnée tourne autour de plus de 150.000 ressortissants installés dans la capitale anglaise. Ce qui font d’eux une des communautés françaises les plus importantes, voire la plus importante au monde (hors France évidemment).
Mais qui sont celles et ceux qui composent cette population ? Et pourquoi ont-ils choisi de traverser la Manche ? Quel impact ont-ils eu et ont encore sur cette grande ville ? Comment le Brexit a-t-il affecté leur sentiment d’appartenance ou sur leur identité ? Ce sont à toutes ces questions que Saskia Huc-Hepher, professeur à la Westminster University, a tenté de répondre dans le livre, French London: A blended ethnography of a migrant city, qu’elle vient de publier. “Je pense que ce livre peut vraiment apporter une nouvelle perspective aux Français installés à Londres”, estime Saskia Huc-Hepher, “ils pourraient non seulement être intéressés par leur propre histoire, mais aussi apprendre de nouvelles choses”.
L’idée de cet ouvrage lui a été soufflée au début des années 2010 par sa collègue Debra Kelly, professeure de littérature française et francophone. “Elle a pensé à créer un volume collectif sur l’histoire des Français à Londres, car au final il y a très peu de publications sur le sujet. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, peut-être à cause de cette imagerie de chamailleries entre deux voisins pourtant si proches”, explique Saskia Huc-Hepher, qui est tout de suite emballée par le projet. Au départ, l’enseignante de traduction français-anglais ne devait écrire qu’un chapitre sur l’histoire contemporaine de cette communauté à Londres, dont l’immigration s’est accélérée avec l’instauration de la libre circulation des populations dans le cadre de l’Union européenne, mais aussi avec la création de l’Eurostar ou encore l’avènement de l’aviation low-cost.
Au final, c’est un livre entier qui est ressorti de toutes les recherches de la professeure de la Westminster University. French London: A blended ethnography of a migrant city a été construit sur deux niveaux. D’abord à travers les histoires individuelles d’un échantillon diversifié de Français londoniens que Saskia Huc-Hepher a méticuleusement choisi. Parmi eux, une retraitée de 80 ans, un médecin, des personnes travaillant dans l’industrie de l’hôtellerie-restauration, des professeurs… Lors de ces échanges qui se sont étalés sur dix ans, comprenant ainsi la période ante et post-Brexit, elle a notamment essayé de comprendre quelles avaient été leurs motivations à venir s’installer à Londres. Le tout structuré autour des concepts de violence symbolique mais aussi de l’habitus (divisé en trois sections : habitat, habituation et habitudes), terme développé par le sociologue français Pierre Bourdieu pour désigner “la manière d’être”.
Si les personnes interviewées ne le disent pas de prime abord, c’est en filigrane leur motivation réelle d’immigrer dans la capitale anglaise. “Au départ, tout le monde m’a répondu qu’ils étaient venus pour améliorer leur anglais ou découvrir une autre culture, mais quand on pousse les entretiens, c’est bien une autre raison qui les a poussé à quitter la France”, expose la professeure. En effet, la plupart des Français interrogés ont choisi de fuir pour les “micro-agressions”, liées par exemple au fait d’“être une personne de couleur, ou à cause de sa religion, son orientation sexuelle”, qu’ils subissaient en France. Des micro-agressions qui pouvaient prendre la forme d’insultes ou de remarques. Venir à Londres, symbole d’ouverture et de liberté de conscience, était finalement une bonne option. “Ils m’ont expliqué par exemple qu’ici on pouvait porter ce que l’on veut et qu’il n’est pas nécessaire de rentrer dans un moule”, expose Saskia Huc-Hepher. Autre explication de cette bague migratoire française, le fait d’avoir vu dans son propre entourage, dans sa famille par exemple, des personnes s’expatrier. De quoi donner envie aussi d’aller voir ailleurs.
En ce qui concerne l’habitus, qui se subdivise en trois catégories (à savoir l’habitat, l’habituation et les habitudes), l’idée de l’auteure était d’examiner de manière minutieuse comment de la scolarisation aux soins de santé en passant par l’alimentation et l’art de vivre, l’échantillon de Français sélectionné a vu son comportement, ses attitudes ou sont sentiment d’appartenance évoluer. Par exemple, les entretiens ont montré que si les Français avaient tendance à reconnaître l’existence d’une communauté française qu’ils identifient principalement du côté de South kensington, ils estiment ne pas y appartenir. “C’est plus une communauté dite de pratique, mais ils ne veulent pas y être affiliés”, analyse Saskia Huc-Hepfer. Par ailleurs, immigrer à Londres leur a apporté des aspects positifs, comme la patience.
Autre sujet abordé dans le livre, l’éducation. “Il y a une vraie reconnaissance et admiration de la communauté française du style éducatif anglais”, commente-t-elle. Pour mener son analyse, elle a comparé trois systèmes éducatifs : le Lycée français Charles de Gaulle, le Newham Sixth Form College, où sont inscrits de nombreux Français, ainsi que la Whitgift School. C’est depuis leur site internet qu’elle a enquêté, et où elle a en effet retrouvé, explique-t-elle, “les grandes différences entre le système éducatif français et anglais que m’ont décrit mes interviewés”, explique Saskia Huc-Hepher, avant d’ajouter, “d’ailleurs le candidat Macron à l’époque de la campagne présidentielle, lors de son déplacement à Londres, avait reconnu ces différences regrettant par exemple le manque de cette dynamique d’encouragements des enfants qui existe en Angleterre”.
Pour la dernière partie de son ouvrage, French London: A blended ethnography of a migrant city, l’auteure a également développé une analyse ethno-sémiotique des blogs et des sites web, lancés par des Français qui se sont installés à Londres. La professeure a donc regardé l’évolution du langage et des images utilisés sur ces plateformes. “On voit clairement qu’au départ le regard posé sur la ville est celui d’un ou d’une touriste, mais qu’au fil des années, ce regard change, avec une perspective plus intérieure”. Ainsi le Français devient Londonien et ne se voit plus comme immigré mais comme citoyen à part entière de la capitale.
Saskia Huc-Hepher ne pouvait évidemment pas conclure son livre sans parler du Brexit. Du coup, elle est retournée voir les interviewés pour leur demander leur sentiment sur ce choix des Britanniques. “Cela m’a fait du bien aussi personnellement de le faire, car ce résultat a aussi été une douleur pour moi”, confie l’auteure. Pense-t-elle écrire une suite sur ce volume alors que justement la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a eu un impact évident sur la libre circulation des personnes ? “On va attendre de voir comment les choses se passent car pour le moment c’est surtout la crise sanitaire qui a pris le dessus”, juge Saskia Huc-Hepher. Ce qu’elle espère surtout c’est de pouvoir faire un lancement officiel de ce livre à l’Institut français et de le sortir en format poche pour qu’il soit accessible au plus grand nombre.