Les îles anglo-normandes, situées dans la Manche, captivent par leur histoire singulière. L’archipel Chausey est bien plus petit que ses voisins et compte une cinquantaine d’habitants à l’année alors que les îles Jersey et Guernesey comptabilisent à elles deux plus de 170,000 personnes. Pourtant bien plus proches géographiquement des côtes normandes que de l’Angleterre, ces deux dernières sont britanniques, tandis que Chausey est français. Le destin croisé de ces îles intrigue et leur passé révèle des liens historiques et juridiques toujours actuels sur les relations anglo-normandes.
Jersey, Guernesey et Chausey deviennent politiquement normandes en 933 lorsque Guillaume Longue-Épée, fils de Rollon, fondateur de la Normandie en 911, conquit le Cotentin dont les îles dépendaient à l’époque. « Par conséquent, durant toute la période ducale de 911 à 1204, les îles font partie de la Normandie et sont administrées comme le reste de la région », explique Sophie Poirey, maître de conférence à l’Université de Caen Normandie sur l’histoire du droit et spécialisée dans l’étude du droit et des institutions de l’époque médiévale de la Normandie.
L’administration de Jersey et Guernesey est assurée par des vicomtes et des baillis. En somme, rien ne les distingue de la Normandie continentale.
En 1204, le roi de France Philippe Auguste conquiert à son tour la Normandie et le destin de Jersey et Guernesey bascule. Jean sans Terre, duc de Normandie et roi d’Angleterre, fuit pour ne pas perdre son autorité. « Dans un premier temps, le roi de France et le roi d’Angleterre ne se préoccupent pas des îles de la Manche au vu de leur petites tailles mais aussi car le Français Phillipe Auguste n’a pas la flotte suffisante pour livrer une guerre », explique la maître de conférence.
Un an après, les deux monarques demandent finalement d’affirmer leur autorité sur ces territoires. Philipe Auguste, ayant conquis la Normandie, se sent légitime de les demander tandis que le roi d’Angleterre, lui, estime que les îles lui ont prêté allégeance lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1199.
Finalement, Jersey et Guernesey vont choisir de conserver leur fidélité au dernier duc de Normandie, ne se sentant pas françaises et ayant toujours été sous domination normande. Jean sans Terre leur fait également des promesses très importantes pour les conserver telles que des avantages fiscaux, juridiques, religieux et notamment le maintien de la coutume de Normandie. « Finalement, malgré quelques occupations françaises d’une durée maximale de 30 ans, le roi de France n’arrivera pas à s’y installer de manière pérenne et les îles deviennent ainsi anglaises », ajoute Sophie Poirey.
À l’inverse, Chausey, bien que géographiquement proche de Jersey et Guernesey, a suivi un chemin différent. « Étant donné le toponyme commun des trois îles finissant tous en « ey », on pourrait penser que leur histoire est commune mais ce n’est pas le cas », affirme la professeure. En réalité cet archipel n’a pas autant été l’objet de questionnements étant donné sa taille. « Ce ne sont que de petits îlots rocheux qui n’étaient même pas administrés par un vicomte ou un bailli par la Normandie », ajoute Sophie Poirey.
La première mention de Chausey est découverte au XIe siècle lorsque le duc Richard II donne l’archipel au Mont-Saint-Michel. Plus tard, les îlots appartiendront au baron de Saint-Pair-sur-Mer. Malgré quelques tentatives d’occupation anglaise, Chausey restera donc français et ce, jusqu’à aujourd’hui. L’archipel devient par la suite complètement lié à Granville au XVIe siècle lorsqu’il relève des comtes de Matignon, les ancêtres d’Albert de Monaco.
Ce territoire n’est pas un cas isolé. Les îles des Minquiers ou encore des Écréhous, îlots voisins dans le baillaige de Jersey, n’ont également pas été revendiqués directement par les deux rois à la vue de leur petite taille et étant plus ou moins inhospitalières. Si Sophie Poirey estime que ces îles auraient dû rester françaises, un jugement de la Cour internationale de Justice de La Haye en 1956 les attribue à l’Angleterre car Jersey réussira à produire des preuves d’occupation.
Malgré leur appartenance à l’Angleterre, Jersey et Guernesey ont toujours maintenu un lien culturel et juridique fort avec la région normande. « À partir de 1204, les îliens, malgré leur attachement identitaire au roi d’Angleterre, ont toujours conservé cette rivalité à travers les siècles entre la France et l’Angleterre pour obtenir des privilèges », explique la spécialiste. Avant d’ajouter, « aujourd’hui, les habitants de Jersey et Guernesey se revendiquent normands, qu’ils appellent leurs ‘cousins’ malgré le mode de vie à l’anglaise sur les îles ». Également, il y a pour coutume d’appeler le souverain anglais le “roi notre duc” car celui-ci est à la fois le roi d’Angleterre mais aussi le descendant des ducs de Normandie.
En matière de relations et d’évènements, les insulaires participent régulièrement aux évènements culturels normands dont les prochaines festivités du millénaire de Guillaume le Conquérant. Aussi, la région organise régulièrement des sommets anglo-normands pour parler des intérêts communs entre la Normandie continentale et insulaire. « Il y a également beaucoup de liens en matière éducative dans les îles avec par exemple l’Université de France qui propose un pôle maritime auquel collaborent de nombreux anglo-normands », explique la maître de conférence.
En matière de présence diplomatique et culturelle, il existe la Maison de la Normandie à Jersey ou encore le Bureau des Îles Anglo-Normandes à Rennes, Caen et Jersey. Sophie Poirey conclut en expliquant : « Elles ont toutes leurs places. Je pense que c’est important pour les îles Jersey et Guernesey de revendiquer cette double appartenance historique à la Normandie avec notamment ce voisinage, les îles étant beaucoup plus proches des côtes françaises que de l’Angleterre ».
Si les évènements culturels et les visites diplomatiques témoignent de l’attachement réciproque entre les îles Jersey et Guernesey et la région française, c’est dans la coutume de Normandie que l’on trouve la preuve la plus concrète de ces liens solides et ancrés. « Elle présente cette particularité unique de toujours s’appliquer dans les baillages de Jersey et de Guernesey », explique Sophie Poirey. En effet, ces îles, ayant été d’anciennes parcelles du duché de Normandie, ont voulu conserver le droit qui était le leur à cette époque.
Par conséquent, aujourd’hui, pour devenir avocat au barreau de Guernesey, il est indispensable de décrocher un diplôme spécifique : le certificat d’études juridiques et normandes. Cette attestation, unique en son genre, est délivrée uniquement à Caen car les autorités de Guernesey et de Jersey souhaitent que leurs juristes et avocats maîtrisent le droit coutumier normand, conservé précisément dans leur patrimoine juridique.
« C’est très important pour l’identité des îles », déclare la maître de conférence et responsable de ce diplôme. En effet, celui-ci n’est pas seulement une formalité académique. Il symbolise la volonté des îles de préserver cette coutume de Normandie, élément clé pour qu’un juriste puisse appréhender l’histoire commune avec la région.
Malgré ces liens forts, les îles restent anglaises et des problèmes d’accessibilité en résultent. Depuis le Brexit, les déplacements vers Jersey et Guernesey sont devenus plus complexes. Il faut désormais un passeport pour y accéder et un ETA sera également requis à partir de fin 2025.
Aussi, en dépit de la proximité géographique des deux îles avec la Normandie, Sophie Poirey pointe une difficulté importante : leur accès depuis la France. Les connexions depuis l’Angleterre sont fréquentes, avec des vols pratiquement toutes les deux heures ou des navettes par la mer régulières. Cependant, depuis la France, la situation se complique. En effet, bien que Saint-Malo offre des ferries toute l’année, les départs restent peu fréquents. De plus, la Normandie est encore moins bien desservie. À Cherbourg, par exemple, il n’y a des bateaux que de mai à septembre selon les conditions climatiques.
L’identité anglaise de Jersey et Guernesey est alors très présente. Sophie Poirey explique d’ailleurs préférer utiliser l’expression Channel Islands étant donné que « les îles sont finalement ni anglaises, ni normandes aujourd’hui ».