“Que vous soyez un consommateur qui a envie de comprendre la logique économique qui se cache derrière les plateformes Internet, un entrepreneur qui veut en savoir plus, ou un régulateur cherchant à être informé sur leur gouvernance, ce livre offre des réponses pertinentes et actualisées”. Ce sont en ces termes élogieux que le Prix Nobel d’économie 2016, Bengt Holström, qualifie le livre que la Française Annabelle Gawer, professeure à l’université du Surrey, a co-écrit avec deux autres éminents chercheurs, Michael A. Cusumano et David B. Yoffie.
The Business of Platforms vient de paraître et parle de “la stratégie dans l’ère de la compétition digitale, l’innovation et le pouvoir”. C’est un ouvrage qui tombe à point nommé, alors que les plateformes digitales sont au cœur de nombreuses polémiques sur leur utilisation et de l’exploitation des données. Certes, The Business of Platforms est une compilation de plus de 30 ans d’études et de recherches mais il reste, jure la professeure en économie digitale, “facile à lire et accessible à tous”. “Il s’adresse au grand public qui veulent comprendre comment ces plateformes fonctionnent comme aux entrepreneurs qui voudraient en créer tout en leur permettant d’éviter les erreurs”, confirme Annabelle Gawer. D’ailleurs, pour elle, il devrait faire partie de la culture générale à l’heure où le modèle de l’entreprise a complètement été bouleversé avec l’arrivée d’Internet et d’une nouvelle manière de faire.
Dans The Business of Platforms, la Française et ses co-auteurs ont eu ainsi envie d’expliquer comment un petit nombre d’entreprises en sont venues à exercer une extraordinaire influence sur toutes les dimensions de notre vie personnelle, professionnelle et politique. Ils expliquent en quoi ces nouvelles entités diffèrent des puissantes sociétés du passé et les auteurs se demandent également s’il existe des limites à la domination du marché et à l’expansion de ces mastodontes numériques. Mais aussi et surtout ils apportent des réponses sur le rôle que devraient jouer les gouvernements pour repenser les lois sur la confidentialité des données, les lois antitrust et autres réglementations susceptibles de contenir les abus de ces puissantes entreprises. Pour le bien de tous. “Il faut légiférer et réguler”, lance la professeure, “il fut une période où tout le monde faisait ce qu’il voulait, mais aujourd’hui il est nécessaire de travailler sur les abus de pouvoir”.
Annabelle Gawer maîtrise ce sujet depuis des années et intervient même très souvent auprès de différentes organisations ou instances politiques pour apporter son expertise, comme c’est le cas auprès de la Chambre des Lords, de la Commission européenne, de l’observatoire de l’économie numérique ou encore de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). A son actif, elle accumule une vingtaine d’articles scientifiques et deux autres ouvrages, c’est dire. La quadragénaire, maman de trois enfants, est une femme qui compte dans ce monde de l’économie digitale. Aujourd’hui professeure à l’université du Surrey, elle a auparavant fait son doctorat au sein du prestigieux MIT, le Massachusetts Institute of Technology, aux Etats-Unis.
Cette carrière, Annabelle Gawer, installée à Londres depuis 2006 avec sa famille, se l’est construite au prix de nombreux efforts pour faire se faire une place en tant que femme dans un univers très masculin. Ses parents lui avaient certes ouvert la voie sur l’envie de transmettre puisqu’ils étaient universitaires tous les deux, mais la vie n’a pas été simple pour autant, cependant elle a pris exemple sur leur combativité. Son père est né en 1930 à Cracovie en Pologne. Survivant miraculeux de l’horreur nazie – “95% de la famille a été assassinée”, lâche la quadragénaire -, il est arrivé à Strasbourg pour faire ses études en 1948 sans savoir parler un mot de français. Malgré tout, il a réussi Sciences Po avant de se lancer, comme sa fille plus tard, dans une thèse. Sa mère, elle, venait du Maroc, pays avec lequel elle a gardé des liens très forts, ses aïeux vivant sur ces terres depuis des générations.
La jeune Annabelle Gawer est une élève modèle, brillante et toujours “première de la classe”, jusqu’à la prépa, se souvient-elle. “Là, c’est devenu plus difficile”, reconnaît la Française, qui est passé par le lycée parisien Henri IV. Ambitieuse, elle se lance ensuite dans des études d’ingénieur, dont une partie sera faite à l’école des Mines à Nancy. Mais son rêve, ce sont les Etats-Unis, où elle aimerait rejoindre Stanford. “Nancy avait des accords avec des universités américaines, mais pas pour l’année. Alors que moi, je voulais faire un master”.
La jeune femme ne se laisse pas démonter et s’organise seule. Elle se débrouille pour faire une demande de bourse du ministère des Affaires étrangères, elle décroche aussi un sponsor qui n’est autre que la grande entreprise Thomson-CSF (devenue depuis Thales). Annabelle Gawer peut donc rester faire son année (où elle aura la chance d’avoir comme professeur Michel Serres, ndlr), mais à une condition : à la fin de son master, elle doit rentrer en France pour travailler pour la firme. Ce qu’elle fait pendant quatre ans. “Le monde de l’électronique est très masculin, hiérarchique, compliqué”, détaille-t-elle. Bref, cela ne lui convient pas vraiment.
Elle a 25 ans et se demande alors que faire. Elle finit par démissionner et replonge dans les études. Retour pour 5 années aux Etats-Unis au sein du MIT, en plein boom de l’Internet. “Je me suis retrouvée dans un brassage d’entrepreneurs, de gens très intelligents, de chercheurs en technologie… dans un doctorat qui s’appelait ‘management de la technologie et de l’innovation’. Je me disais alors que j’allais faire un travail important et que je n’étais pas seulement là pour décrocher un nouveau diplôme”, raconte Annabelle Gawer, qui devient assistante de recherches.
Elle aura réussit à faire sa place au fil des années, marquant sa singularité et surtout sa grande expertise sur l’économie digitale qu’elle enseigne donc dorénavant à l’université du Surrey, après avoir fait un crochet par la région parisienne comme professeure au sein de l’école de commerce de l’Insead et ensuite à l’Imperial College à Londres. Depuis, elle parcourt le monde entier pour tenir des conférences, apporter ses conseils, expliquer ses dernières études.
Faire des recherches c’est bien, les publier c’est encore mieux, surtout quand il est nécessaire de le faire partager au plus grand nombre. “Les entreprises comme Amazon, Google ou Apple ont eu pendant des années un énorme pouvoir non régulé et dont la légitimité peut se poser aujourd’hui”, explique la Française, “il s’est en effet créé une domination sur ce que l’on pense, dit, voit et achète. Or, maintenant on est tellement happé par ces plateformes qu’il est important d’en comprendre le mécanisme de leur fonctionnement”. Mais aussi d’aider les Etats à intervenir pour éviter des abus comme avec ce qu’il s’est passé dernièrement avec Facebook qui a été au cœur d’une polémique sur l’exploitation des données de ses utilisateurs. “Il y a eu un sentiment de trahison légitime, et Facebook réussira à regagner la confiance des consommateurs selon les actions qu’il décidera d’entreprendre”.
Annabelle Gawer se veut optimiste pour la suite, mais en restant vigilante. “Le désespoir ne favorise pas l’action, il faut simplement trouver le bon équilibre permettant aux plateformes de continuer à investir et gagner de l’argent et aux Etats représentant les citoyens de protéger ces derniers. Il faut une harmonisation des valeurs”.