Dans la ville où repose le père fondateur des classes sociales, Karl Marx, deux mondes aux antipodes cohabitent historiquement : l’ouest, aisé, siège des pouvoirs politiques face à l’est, populaire et marqué par son passé industriel et ouvrier. Bien qu’avec le temps ce contraste s’effrite, un exemple frappant illustre encore ces inégalités : la concentration de ponts dans l’ouest londonien, en contraste avec leur absence totale à l’est.
Kingston, Teddington Foot, Richmond, Richmond Lock, Kew, Chiswick, Barnes, Hammersmith, Putney, Fulham Railway, Wandsworth, Imperial, Battersea, Albert, Chelsea, Grosvenor, Vauxhall, Lambeth, Westminster, Hungerford, Waterloo, Blackfriars, Millenium, Southwark, Cannon Street, London et le dernier, certainement le plus mythique, Tower Bridge. En 37 kilomètres de fleuve, voici la liste exhaustive de 28 ponts situés entre l’extrême ouest et la frontière avec l’est de la capitale britannique.
Les 42 kilomètres suivants en direction de l’estuaire ? Plus rien, pas la moindre trace d’un bridge avant le Queen Elizabeth construit en 1991 à Dartford dans le comté du Kent, soit une ville même pas rattachée au Grand Londres.
Pont de l’ascension
De l’hégémonie romaine à l’ère victorienne en passant par les invasions normandes et la guerre de Cent Ans, le pont a toujours été symbole de richesse et de puissance. Au XXIe siècle, « cette liaison de transport est devenue un levier de prospérité pour les quartiers défavorisés, créant des corridors économiques et contribuant à rééquilibrer la croissance économique », déclare Brian Duguid, responsable des résultats sociaux pour les ponts et les structures civiles du bureau d’études Mott MacDonald.
Preuve en est, à l’est de Londres, où les ponts ne se comptent même pas sur un doigt, la seule grande zone d’activité économique le long de la Tamise reste Canary Wharf, la deuxième City, façonnée au début des années 1980 sur les ruines des anciens docks. Autour d’elle, les rives orientales demeurent figées dans leur héritage industriel. Leur essor a en effet été freiné par l’absence de ponts et d’infrastructures nécessaires au développement.

Les bords de la Tamise à l’ouest, eux, concentrent les sièges politiques, les institutions financières et les quartiers résidentiels aisés. Ce déséquilibre spatial se transforme alors en déséquilibre social : qualité de vie, taux de chômage, accès aux services, à la santé, l’éducation. Comme le souligne Robin Hickman, professeur de transport et de planification à l’University College London, « un pont touche aussi à la justice sociale. Cette infrastructure stimule l’économie locale, crée des emplois et améliore la qualité de vie des habitants ».
À Londres comme ailleurs, le pont est donc un des révélateurs des inégalités urbaines. S’il existe, il favorise la mobilité, attire les investissements et dynamise la croissance. S’il est absent, il enferme les habitants dans un isolement social et économique. Mais alors comment expliquer un tel écart et pourquoi cette inégalité persiste au fil des années dans la capitale britannique ?
Dame nature
Cette disparité est multi-factorielle. Tout d’abord, elle s’explique par des raisons naturelles. Les Hommes ont beau savoir l’exploiter, la nature reste la maîtresse incontestée des lieux. Dans l’ouest de Londres, la Tamise est étroite. Ainsi, les travaux de construction d’un pont ne sont pas si complexes et surtout, ne coûtent pas un bras. Dès l’Antiquité, les Romains avaient d’ailleurs choisi cet emplacement pour édifier le tout premier pont de Londres, l’ancêtre du London Bridge.
Après Tower Bridge, un phénomène facilement reconnaissable pendant une croisière vers Greenwich, la distance entre les deux rives de la Tamise croît. De plus, le fleuve de 346 kilomètres abrite davantage de zones marécageuses à l’est, où on peut glisser ou s’enfoncer, et subit aussi les marées. Ces deux raisons rendent les travaux délicats et aussi plus chers. Même lors de l’essor économique de Londres au XIXe siècle, les ponts n’étaient pas construits à l’est à cause de ces trois contraintes naturelles.

Au début du XXe siècle, les finances de l’État et des collectivités locales ont aussi eu raison des projets de pont. À cause des deux guerres mondiales, la chute drastique du budget voué aux dépenses publiques aurait pu pousser l’État britannique à augmenter les impôts pour financer le pont. Par crainte de perdre une partie de l’électorat suite à une possible hausse des taxes, les élus locaux de Londres avaient préféré abandonner le projet.
Selon Ian Gordon, professeur émérite de géographie humaine à la London School of Economics, « la polyvalence de Tower Bridge semblait suffire aux yeux de certains responsables politiques. Ce pont permet aux gros navires d’accoster en aval, là où il n’y a pas de falaises, tout en offrant une voie d’accès aux piétons et aux véhicules qui est relevable et donc adaptée aux bateaux de grande taille ». Faute d’initiatives et de volontés politiques à cette époque, l’idée d’un pont à l’est de Tower Bridge ne resurgira qu’au début des années 1970.
À l’est, rien de nouveau
Au moment où la vague punk envahit les artères de Londres, la construction d’un pont entre Thamesmead et Beckton, à l’est de Woolwich, a le vent en poupe. Sauf que l’immense chantier de l’aéroport City of London va chambouler l’avenir d’un pont plus utopique que jamais.

Construit par le gouvernement au bord du fleuve dans les années 80, le cinquième aéroport de Londres a volé la vedette au futur pont de l’est londonien. Situé, sur les plans, dans l’axe des trajectoires d’atterrissage et de décollage des avions, le pont devait être ni trop élevé pour le passage des avions, ni trop bas pour celui des bateaux. Égaré entre ciel et eau, le projet est finalement enterré sous terre en 1983, lorsque la mairie de Londres abandonne l’idée une énième fois. Jusqu’à qu’il redécolle à nouveau sous l’égide de Ken Livingstone, maire de la capitale entre 2000 et 2008.
Pendant son mandat, l’élu travailliste rebaptise le projet « Thames Gateway Bridge ». Mais rapidement, les discussions s’éternisent, notamment à propos du possible afflux massif d’automobilistes, engendrant de nombreux embouteillages sur, et aux abords du pont. Deuxième externalité négative, les infrastructures routières à la sortie sud ne sont pas adaptées : elles débouchent sur un réseau de petites rues tranquilles qui, avec l’arrivée du pont, risqueraient de devenir extrêmement bruyantes. Au grand dam de la population locale, engagée contre ce projet.
Sans aucun soutien populaire et politique pour ces raisons, le successeur de Ken Livingstone, Boris Johnson, pose les plans du « Thames Gateway Bridge », qui devait coûter £500 millions, au fond d’un placard de la Mansion House. Lors du double quadriennat du futur Premier ministre, d’autres projets échouent, et ce même à l’ouest de Londres. À l’instar du Garden Bridge. Un édifice riche en espaces verts entre les ponts de Waterloo et Blackfriars, imaginé dans l’esprit du futur pont Anne de Bretagne, en cours de rénovation à Nantes.
D’ailleurs, depuis la construction du Chiswick en 1933, seul le Millenium est sorti de terre. Une énième preuve que la mairie peine à finaliser ses plans de ponts à l’est comme à l’ouest. Les modernisations de ces infrastructures, elles, sont régulières. À l’instar du Blackfriars Bridge, rénové ces deux prochaines années.
Le bout du tunnel
À défaut de construire des bridges, de nombreux tunnels ont été édifiés dans l’est, certains pour les voitures, d’autres pour les piétons. De quoi pallier l’absence des ponts, le Blackwall tunnel (1897) et le Rotherhithe tunnel (1908) ont vu le jour pour les automobilistes. Les piétons, eux, peuvent traverser la Tamise dans les tunnels de Woolwich et de Greenwich. Pendant 371 mètres à Greenwich, les moins claustrophobes de ce monde peuvent traverser la Tamise en s’enfonçant à 15 mètres en dessous du niveau du fleuve.

Une alternative choisie par Arthur Malby, marchant à toute allure dans le tunnel un vendredi d’octobre. « Je n’habite pas loin d’Island Gardens et je travaille dans un commerce à Greenwich donc je l’emprunte tous les jours. Je dois avouer que c’est un peu glauque, mais bon s’il n’existait pas, je devrais payer le métro pour seulement une station (entre Island Gardens et Cutty Sark, ndlr) ». Grâce à ce tunnel, cet habitant de l’east London depuis une vingtaine d’années traverse la Tamise en dix minutes top chrono.
Dans cette lignée, la mairie de Londres, sous l’impulsion de Sadiq Khan, a inauguré au printemps 2025 le Silvertown Tunnel, entre la péninsule de Greenwich et l’ouest de Silvertown, cette fois réservées aux bus et aux automobilistes. Malgré des manifestations contre ce nouveau projet titanesque, le maire de Londres a validé sa construction, indiquant que « ce tunnel est essentiel à la prospérité de l’est londonien. Si nous voulons vraiment lutter contre l’urgence climatique, la pollution atmosphérique et les embouteillages, nous devons aussi nous engager sérieusement à réduire les déplacements en voiture ».
D’après Andrew Lunt, commanditaire des grands travaux de transport pour Londres à Transport for London (TfL), ce projet estimé à £200 millions souhaite réduire l’inégalité est-ouest. « Les principales motivations derrière le Silvertown Tunnel viennent avant tout du manque d’infrastructure pour traverser la Tamise à l’est de Londres. Cette situation a un impact majeur sur l’économie locale, et évidemment sur la qualité de vie des habitants ». Sans oublier que ce nouveau tunnel permet aussi de réduire le trafic de son vieux cousin, le Blackwall Tunnel, saturé depuis maintes années.
À l’entrée du Silvertown, les voitures dépensent £4 pour un trajet aller-retour, les motos £1.50 et les camions £10. Ces prix élevés ont un objectif : pousser certains usagers à emprunter les transports en communs pour lutter contre le trafic, la pollution et, de facto, le réchauffement climatique. « Surtout que les bus qui passent dans le tunnel sont gratuits pendant, au moins, la première année de vie du Silvertown », affine Andrew Lunt. Six mois après son ouverture, pas moins de 20,000 passagers empruntent chaque jour ces lignes de bus selon les chiffres de TfL.
Les lignes vertes
Pour traverser la Tamise à l’est de Londres, les usagers disposent également de trois autres options de mobilité verte et durable : le ferry de Woolwich (très peu utilisé), le téléphérique reliant Greenwich aux Docklands (plus une attraction touristique qu’un véritable moyen de transport), ainsi que la DLR et l’Elizabeth Line (plébiscités par les habitants de l’est).
Selon le professeur à UCL Robin Hickman, « ces offres ne suffisent pas à desservir les quartiers résidentiels les plus éloignés, notamment à cause de la DLR, jugée trop lente ». En réponse à ces critiques, Transport for London envisage d’étendre cette ligne jusqu’à Thamesmead grâce à un nouveau tunnel construit entre les deux rives de la Tamise. Conclusion : toujours pas de pont à l’horizon.
